lundi 10 août 2015

Mémoire à volets créatif et professionnel - polar et maisons d'édition indépendantes - par Catherine Lesaffre

D.U. ECRITURE CREATIVE et METIERS DE LA REDACTION
Université de Cergy-Pontoise
2014 / 2015

Parcours 1
dir. V. Houdart-Merot

 Catherine LESAFFRE 







MÉMOIRE DE STAGE


Remarque liminaire : j’ai été confrontée durant ce stage et dans ce microcosme particulier qu’il est convenu d’appeler l’édition indépendante, à la bonté et à la clairvoyance. J’émets en exergue à ce mémoire le souhait que ces deux qualités humaines, puissent toujours accompagner nos actes et nos rêves.

Mon stage s’est déroulé dans l’entreprise d’édition indépendante de Monsieur Robert Jauze, petite maison spécialisée dans le domaine de la santé, située à Paris. 

Ma mission a consisté en la rédaction d’une étude prospective sur le devenir d’une petite entreprise d’édition indépendante, face à la concurrence instaurée par l’industrie du livre dans un monde en mutation. 

Par le biais de la fiction (un polar : chercher le coupable…), j’espère être parvenue à mettre en lumière quelques écueils à éviter et routes à emprunter.

Parmi les éditeurs indépendants que je suis amenée à rencontrer, Robert Jauze se dit mis à part, du fait de son engagement dans le « livre pratique » - ne le sont-ils pas tous, à part ? - et je suis à la fois, in-tranquille et fière d’appartenir momentanément à son équipe, sous des traits autres que ceux de comptable.






VOLET CREATIF


LA PEAU DURE (« Polar »)

Exergue : L’édition est un jardin où l’on trouve de tout, y compris des fleurs très sauvages.

Les personnages :
-Blanche LAME : La contrôleuse de gestion, narratrice
-Georges PRODESSE : L’éditeur indépendant intègre
-Victoria PIEL : La chirurgienne esthétique écrivaine
-Valériane DELTERE : La directrice éditoriale des éditions Deux La Merci
-Rose LAREIGNE : La jardinière de Blanche
-Arno RITTER : le webmaster de Georges Prodesse
-Louis CLOUSOT : Le Capitaine de la section BC du 36 quai des orfèvres, chargé de l’enquête.
1 - LE POT AUX ROSES


Tuée nette. Je suis tuée nette. Comment elle a pu faire ça ! Assise, je m’accroche des deux mains au bord du sofa en attendant la fin de l’écoulement de la douche froide. Des litres d’eau qui giclent sur moi de partout. Dans ma tête, monte une colère glaciale. Cet acte ne restera pas impuni. La voir chez elle, pas au bureau. Obtenir réparation pour Georges. Comment ?
La bouche sèche, les doigts nerveux, je prends mon téléphone et lui envoie un sms.
« Je viens de tomber sur votre correspondance avec Victoria Piel, mélangée au dossier des données que vous n’aviez pas eu le temps de saisir et que vous m’avez confié à la dernière minute ! Je crois que vous êtes la personne la plus haïssable que j’ai rencontrée de toute ma carrière. Je vais venir chez vous demain matin. Vous avez intérêt à m’ouvrir et ne pas vous défiler. Je sais trop de choses sur vos agissements. »
Je prends un somnifère et je vais me coucher, irriguée de dégoût du genre humain. 




2 - L’ANNONCE DU MEURTRE 


Georges me fait face de toute sa grande taille, avec son sourire tranquille et ses yeux farfouilleurs et curieux de tout. Comme d’habitude quand j’ai affaire à lui, je respire. Il est un exemple de transparence pour moi qui avance masquée, même si je me trompe sur son compte. On doit pouvoir lui trouver de graves défauts qui pourraient faire s’écrouler le bel édifice. C’était quand déjà la dernière fois qu’il a payé l’un de ses dévoués collaborateurs ? Mais il a cette espèce d’allure d’innocence, d’homme qui a tout vécu avec détachement et place ses idéaux, simples, efficaces, devant lui, sans s’interroger davantage et ça rassure. « Regardez, Georges, j’ai bâti tous les prévisionnels possibles au vu de votre dernier bilan, en analytique et en général. On pourrait discuter des heures de ces tableaux, mais je vais résumer la situation. Si rien ne bouge pour améliorer la visibilité et la vente de vos livres d’ici cinq ans, la cinquième année sera par force la dernière. Vous y aurez épuisé l’intégral de votre fond de roulement et vous pourrez fermer boutique, sans avoir fini de payer vos dettes. Garanti ». Par moment, tout me fâche dans ce boulot. L’analytique est devenu la règle d’or, la clé qui ouvre toutes les portes et encadre le processus éditorial, comme les agents le malfaiteur ; ou comme la voix miraculeuse qui tonne du ciel. C’est trop. Avec Georges c’est l’enfer, le contrôle de gestion n’est rien. Il ne se fie qu’à ses intuitions et ses désirs, et va son bonhomme de chemin, serein, en apparence. « Mais non, ma petite Blanche, vos chiffres ne peuvent prévoir l’imprévisible, c'est-à-dire la vie ! Il s’y passe toujours quelque chose. Même si nous devons aider le ciel par mesure de prudence, il ne peut pas n’y avoir que du mauvais ! » Je le regarde, pour vérifier s’il parle sérieusement. Avec lui, côté sentence on ne peut jamais savoir. « Mais pourquoi avez-vous laissé partir Victoria ? Avec son bouquin qui plus est ! Alors qu’elle vous devait tout, et qu’il faisait un tabac ! » je le vois hausser les paupières en signe de conviction inébranlable, presque d’agacement. « Vous retenez quelqu’un qui ne vous aime plus, vous ? C’est comme ça. Je ne vais pas à l’encontre de leur conviction à tous. Simplement elle se trompe ». Il est le papa de ses auteurs, il les prend par la main, de a à z, et eux lui témoignent, comme des enfants en vrai, leur ingratitude. A cet instant, je me félicite de n’écrire qu’en secret et de n’avoir jamais fait d’enfant. Et finalement, je me dis qu’il vaut mieux que je garde pour moi le coup bas de Valériane et notre entrevue. A quoi bon lui en rajouter. Je n’ai rien obtenu de cette garce qui m’a ri au nez, je l’ai agonie d’injures au su des oreilles de tout le voisinage et je n’ai même pas réussi à lui ficher la trouille. Je me sens nulle et impuissante contre l’injustice de ce monde. Et par-dessus le marché, ma chère jardinière, n’a pas donné signe de vie depuis… Depuis quand déjà ? Je m’apprête à fermer mon ordinateur devenu inutile, lorsque Georges arrête mon geste. « Qui c’est ça » ? Me dit-il en me montrant la petite photo de ma jardinière connue de moi-seule, jalousement conservée dans mes secrets à garde renforcée, que je ne partagerai avec personne au monde. » Rien, c’est la dernière photo de mon jardin que j’ai mise en toile de fond parce que je l’adore et qu’il me fait rêver, et elle, c’est juste la personne qui l’entretient » dis-je d’un air léger et détaché. A ma grande surprise, mais en ce moment je ne suis plus à une surprise près, Georges insiste : « On peut agrandir ces machins là non ? » Je dois vous dire, à ce stade de l’exposition, que le pur et dur de Georges va jusqu’au refus des moyens de télécommunication modernes. Il tape toujours, fort bien, sur sa Remington, et délègue adroitement l’intégral de l’informatique et du multimédia aux membres de son équipe qui se le répartit sans se plaindre, respectueux des multiples talents de leur cher amiral. Quant au téléphone portable, il n’en a cure et dit à son propos : « Dans trois ans, je me fais jeter en prison pour n’en n’avoir point. » En soupirant je m’exécute et retourne à la photo-source pour lui mettre le profil de Rose en gros plan. Je le vois marmonner, signe chez lui d’intense réflexion. « Où l’ai-je vue donc ? », tandis qu’Arno fait son entrée, signant l’heure de la fin de mon rendez-vous. On se fait la bise. Il est encore plus pâle que d’habitude. Arno et moi, on rivalise de blancheur. Le blond rasé et la vraie rousse à taches. 
Quand les gens se moquent de mon nom Blanche, ce qui me laisse froide depuis le temps, ils disent que j’aurais dû m’appeler Isserie et pas Lame. Moi, je respecte le choix saugrenu de mes parents, à qui je n’ai jamais rien pu reprocher en direct, étant donné qu’ils sont tous les deux morts dans un accident d’avion quand j’étais bébé. Alors, les dommages collatéraux sur l’association prénom patronyme, un détail. Ca doit être ma tante, chère tutrice au grand cœur, qui m’a donné le goût de la précision jusque dans le prévisionnel à haute dose, couturière penchée sans cesse à l’ombre de son bel ouvrage millimétrique. Arno bafouille, assis, le front dans les mains. « Georges, tu n’aurais pas un petit remontant, vous ne devinerez jamais ce qui est arrivé ». Nous sommes tout ouïe. « Les flics sont chez Deux la Merci. Valériane Deltere vient d’être retrouvée assassinée chez elle, le crime remontant à deux ou trois jours, je ne sais pas. » C’est Dubois qui a donné l’alerte comme il n’arrivait pas à la contacter. La nouvelle court sur les réseaux avec moult détails qui grossissent à vue d’œil. » 
Blêmissant de l’intérieur à en faire exploser le rose de mes taches de rousseur, je tripote nerveusement mon téléphone à la recherche de mon agenda. Confirmation. Il y a trois jours, j’étais chez elle et je commettais un esclandre à réveiller un bataillon de soldats enivrés pour cause d’armistice. Moi qui voulais discuter de révolution informatique post clôture annuelle avec Arno, je suis sans voix. Georges dit : J’ai toujours pensé que cette provocatrice finirait mal mais à ce point … » et Arno, en bon webmaster, « Oui, y’avait trop de bugs de partout avec cette femme  ».




3 - ROSE


Rose composa le code en grimaçant. Elle n’avait eu aucun mal à se le procurer dans le téléphone de la petite qui laissait toujours tout traîner. Toute la maniaquerie de cette gamine misanthrope allait à son travail sinon rien. Son environnement était un antre labyrinthique et dérangé, dans lequel personne n’était autorisé à pénétrer exceptée elle-même, Rose. Tout en montant les escaliers, elle souriait en pensant à la manière ferme et lente avec laquelle elle était parvenue à franchir les barrières de l’autisme, une à une, à force de services l’air de rien, dépassant au fil du temps largement le cadre du jardinage, et dont Blanche, elle en était sûre, ne pouvait plus se passer. Arrivée devant la porte de Valériane, elle sonna et attendit. Rien. Pas un son dans l’appartement, pas un bruit de pas. Elle se doutait qu’elle arrivait un peu tard pour Valériane qui devait être sur le pied de guerre depuis longtemps, engloutie par un travail monstre, qui en réclamait toujours davantage. Elle n’allait pas la plaindre. Pas après ce qu’elle lui avait fait. Rose eu un frisson d’angoisse, de se retrouver à cet endroit, où elle était si souvent venue, alors pleine de joie et d’espérance dans ce travail en commun qu’elle adorait et dont elle s’était faite évincée, comme une malpropre, jetée, sous des prétextes montés de toutes pièces. Il avait fallu que Valériane se mette à voir en grand, passer à la vitesse supérieure comme elle disait, pour oublier toutes les règles d’humanité en choisissant le camp du business et en préparant déjà l’amorce du rachat de la maison. Rose sortit alors un trousseau de clefs de sa poche et retenant sa respiration, enfonça la précieuse qu’elle avait gardée depuis tout ce temps. Miracle, la serrure n’avait pas été changée, la clef tourna comme dans du beurre et elle poussa la porte. Fallait-il qu’elle aime la petite, pour se rendre chez Val, tenter de la convaincre de revenir sur son contrat avec cette cinglée de Victoria, la renvoyer d’où elle venait, chez Prodesse ! Elle allait lui laisser une lettre sur son ordinateur pour lui expliquer tout ça et elle espérait bien la convaincre, au nom de leur collaboration passée. Il y avait des limites à la fixité ; elle connaissait Valériane et les failles par où se glisser. En tous cas, il lui fallait intervenir avant que la petite, au bord de l’explosion avec cette histoire, ne fasse n’importe quoi. 
S’installant au salon devant l’ordinateur allumé, encore cette manie de ne jamais l’éteindre, pensa-t-elle, elle eût soif. 
Arrivée tranquillement devant la cuisine, absorbée dans ses pensées, elle dirigea ses pas vers le placard sans regarder autour d’elle, l’ouvrit, prit un verre et se retourna. Le spectacle du corps de Valériane gisant près de la table, baignant dans son sang, le cœur ouvert, lui fit pousser un hurlement et lâcher le verre. Elle eût un haut le cœur qu’elle parvint à comprimer jusqu’aux toilettes où elle rendit son petit déjeuner en dégoulinant de sueur des pieds à la tête. Puis livide, elle tira la chasse, nettoya du mieux qu’elle put et sortit dans le couloir où, prise de faiblesse, elle s’accroupit. La tête dans les mains elle se surprit, elle, Rose, la dure, la piquante, la bardée de toutes parts, la baroudeuse, à pleurer comme une gamine sur les misères de ce pauvre monde et sur cette fille qu’elle avait tant aimée, caressée, pénétrée, adulée, adorée. 




4 - BLANCHE


Rose n’a toujours pas refait surface. Je ne comprends pas. D’habitude en cas d’empêchement, elle me prévient tout de suite. Là, elle ne répond même pas aux sms. Il a dû arriver quelque chose. Et Valériane qu’on assassine ! J’angoisse tellement, que je n’arrive plus à penser. Vide. Je me sens vide. Je travaille comme une machine. Et si la police me tombait dessus ? Il faut que je me prépare à cette idée, pour la rendre supportable. Prendre soin de mon corps plus que d’habitude. Petite liste :
-épilation (partout)
-masque
-fortifiant cheveux (plus gros, plus rouges)
-vernis à ongles (hémoglobine)
-vérification du contenu de mon sac à main
-suppression des messages compromettants téléphone / ordinateur (trucs sexuels, messages business arrangeants). 
Je réfléchis. Autre chose ? (Comme dit mon boulanger cavalièrement, c’que ça m’agace !)
Effacer le contenu d’un ordinateur, ce n’est plus comme autrefois brûler des papiers compromettants dans la cheminée ! Je sais bien que c’est peine perdue, qu’on est fiché et espionné de partout, mais il s’agit de la première couche. Au moins ça. 
Et surtout, comment vais-je m’habiller pour partir au trou ? Quelle tenue ? Quelle mise en scène de la peau que j’habite ? Évanescente, rimant avec inexistante, on me l’a assez fait comprendre ! Jeanne d’Arc, s’il te plaît, laquelle, de mes armures choc ? Jouer le grand jeu, pas tant pour être épargnée, de moi, de ma vie, je m’en fiche, que pour l’aspect théâtral, unique, à ne pas louper : faire impression de toute la force de ma taille mannequin, à l’aise dans n’importe quelle fringue. Alors, le rouge ou le noir ? Rentre-dedans ou de circonstance ? Cruella ou Cruz ? Laquelle des deux parlera pour moi ?




5 - L’ARRESTATION 


Ils sont venus. A six. Eux aussi ils font sensation. Les voitures en travers. Se précipitant à l’intérieur. Hurlant POLICE. Le jeune officier n’était pas désagréable. Il n’avait pas besoin d’autorisation d’un magistrat pour la perquisition, car il agissait dans le cadre d’une enquête de flagrant délit. Ils ont tout remué, l’air pas surpris du désordre, en ont rajouté à souhait, en veux-tu en voilà. Je suis allée me préparer, avec leur permission, naturellement. J’avais peur, bien sûr. Cette sensation dans le ventre, qu’on va venir vous fouiller de fond en comble. Que vous allez appartenir à tout le monde, sauf à vous-même. Et puis, j’ai entendu les agents qui parcouraient le jardin, revenir en parlant fort à leur chef. Et tout c’est précipité. Ils ont embarqué mon téléphone, mon ordinateur et moi par-dessus le marché, menottée. Je ne pensais pas qu’ils me feraient ce coup là ! Pour moi, des menottes, c’est juste sado-maso et ça appartient à un autre monde. J’ai vérifié : les voisins étaient postés, à peu près tous à leur fenêtre. J’avais beau claquer des dents, je me suis forcée à leur lancer mon plus beau sourire, ce que j’avais de mieux en magasin pour le moment. Du plus bel éclat de mon plus beau rouge à lèvres, rouge-sang, rien que pour eux. Ils m’ont fait rentrer à l’arrière d’une de leur voiture, en m’appuyant sur la tête comme dans les films. Je me suis juré de leur demander pourquoi ce geste, apparemment inutile, à la première ouverture. Nous sommes en route. La voiture fonce, gyrophare, autoroute A15, direction le 36, je présume. Pour le moment je ne dis rien. D’ailleurs, je ne sais pas si je dirai quoi que ce soit. Garder le silence, ça, c’est quelque chose que je sais faire.




6 - L’INTERROGATOIRE


Le mythique 36 ! j’y suis ! Une chose entre leurs mains, comme à l’hôpital ! On a gravi les marches du splendide escalier central. Trois étages. Ils sont tous bien affairés. Le client est le dossier. Exactement comme dans mon travail. Chacun s’agite, vaque à son occupation ; on se croise, on s’interpelle, on téléphone, on se lève, on marche, on gesticule, on se donne des ordres. Entre toutes les allées et venues et les portes qui claquent, je suis assise en face d’un inspecteur et de son ordinateur, libérée de mes menottes et j’attends qu’il soit prêt à m’interroger ; qu’il cesse ses préparatifs de combat, son tripotage de dossier, d’ordinateur, ses coups de fils, son aller-retour à la machine à café, que sais-je. En attendant, tel un mauvais élève convoqué chez Monsieur le Directeur, je fais le tour des moulures des plafonds, baillant aux corneilles en allongeant les jambes, parce que l’inactivité n’est pas mon fort. J’ai le cœur qui bat encore plus, devant l’aspect majestueux de cet endroit vétuste, qui m’impressionne, autant que ses occupants. Le bureau qui m’accueille, si je puis dire, est tout ce qu’il y a de plus modernisé, ordinateurs, appareils d’écoute, en surnombre. Aucune photo fichée aux murs, elles doivent être ailleurs. Ca y’est. Il toussote, il s’éclaircit la voix, il va parler, il parle. « Vous vous appelez … ». 


Je viens d’être mise en cellule. Seule, neuf mètres carré, une couverture (pas lavée avec Mir laine), un banc où m’allonger. J’ai bien été informée de mes droits mais je n’en ai usé d’aucun, sauf celui de ne rien dire. L’inspecteur était médusé, apparemment. Il paraît que 85% des suspects choisissent de parler. Il a retenu contre moi le sms, la menace rapportée par le voisinage et surtout l’arme du crime retrouvée chez moi. Le plus terrible a été la photo qu’il m’a mise sous le nez du corps de cette pauvre fille. Il faut que je réfléchisse. Le temps que cela prendra m’importe peu mais je dois réfléchir. Comprendre. Je devrais peut-être appeler Georges, malgré tout. Qu’il me dise au moins si Rose s’est manifestée. Que j’arrête de garder tout ça pour moi seule, pour une fois. L’angoisse me ronge et m’empêche de dormir malgré ma fatigue. Comme il s’agit d’une affaire criminelle, j’ai été filmée tout le long. Je suis bien aise de le savoir. L’inconfort de la situation me pèse. J’entends ta voix qui me dit, « respire, calme toi, dors ». Et je m’endors. 




7 - SECOND INTERROGATOIRE


Je suis réveillée par un agent qui me secoue. Je me lève, abrutie. « Il est quelle heure, pourrais-je avoir un café ? » Il me regarde, goguenard : « Crème, double, noisette, croissant bien frais ? Non mais, vous vous croyez à l’hôtel ! » Je ne sais pas si c’est l’effet tailleur, mais enfin, aucun ne m’a tutoyée jusque là. Peut-être une affaire de temps. Je suis cette fois conduite dans les bureaux du Capitaine de brigade, du moins c’est ce qui est inscrit sur la porte. Son nom également : Louis Clousot. J’espère pour lui qu’on prononce le s comme un z. Il est là, à son bureau, en train de siroter un café, lui. La lumière du petit matin inonde la fenêtre et se répand dans la pièce. Ca fait du bien. C’est toujours ça. 
« Voulez-vous m’expliquer en quoi consiste votre travail au juste, pour les éditions Deltere ? » On se regarde attentivement, lui par-dessus sa tasse, le veinard. Je donnerai cher pour un petit café ; une réponse à ses questions, allez ! Et de toute manière, je ne pourrai jamais ouvrir la bouche sans toi, joli café, mon héros. Soudain, comme s’il lisait dans mes pensées : « Arthur, apporte moi un café supplémentaire pour madame, s’il te plaît, j’ai l’impression que la nuit a été rude ». Je le gratifie d’un sourire comme il a dû rarement en recevoir dans son secteur. Il est plaisant, tempes grisonnantes, yeux bienveillants et je marche à l’affect. Je change d’avis, je lui réponds : « Je dois, une fois en possession de la comptabilité analytique par secteur d’activité ou par ouvrage c’est selon, dresser les S.I.G et tous les ratios dont j’ai besoin pour pouvoir entrer en possession des éléments prévisionnels qui vont permettre d’évaluer le degré de réussite de chaque produit, chaque livre, ou ligne éditoriale ou collection et ensuite interpréter, apprécier, et fournir tout élément nécessaire à la directrice d’édition et à ses collaborateurs. C’est un outil magique d’aide à la décision pour mauvais Publishers qui ont rompu avec ce qui faisait la force des anciens, la connaissance, le jugement littéraire, l’expérience. Un bon éditeur n’en a en réalité pas vraiment besoin. Je veux parler de ce qu’on appelle maintenant petit éditeur indépendant. C’est utile à l’industrie du livre et à ses publications en volume, qui n’ont plus rien à voir avec la qualité. A ce compte là, je pourrais tout aussi bien travailler dans l’industrie du disque ou de n’importe quoi, qui requière de l’analytique. » Il me regarde, l’air fasciné. « Vous ne vous entendiez pas bien avec la victime apparemment ? 
- Comme tout le monde. Elle défrayait la chronique. On avait l’impression que plus rien ne l’arrêterait. Et le problème est que tout le staff était issu de l’ancienne mouture, de la maison d’avant, tout ce qu’il y avait de plus indépendant, donc la mentalité aussi. Il aurait fallu qu’elle dégage tout le monde bien avant le rachat et qu’elle renouvelle l’équipe, pas seulement la directrice éditoriale de l’époque ». Je me mords les lèvres. Tais toi, idiote. Pourvu qu’il ne relève pas. Heureusement, mon café à peu près chaud vient d’arriver. Ca fait diversion. Je pense aux enregistrements. Trop tard. Je ne dois pas avoir l’air très frais avec la chevelure hirsute. Après le café, je me recoiffe, quelques mouvements discrets de Qi Gong en raccourcis. Je me sens mieux. 
« Comment expliquez-vous qu’on ait retrouvé l’arme du crime chez vous ? 
- Je ne me l’explique pas, c’est un coup monté. Pensez-vous que je l’aurais conservée ? » fis-je en tremblant de contrariété de la difficulté de suivre ma double pensée en simultané. Il acquiesce. « Qui à votre avis, pourrait avoir tenté de vous faire porter le chapeau ? 
- Je n’en ai pas la moindre idée, Capitaine » dis-je en le gratifiant de son titre, ce qui le fait sourire. « On a retrouvé d’autres ADN que le vôtre sur le lieu du crime, enfin au moins un, provenant de larmes, dans le couloir, beaucoup de larmes, étrange non ? » J’opine du bonnet en silence. A quelle heure le deuxième café ? Mais cette fois, la transmission de pensée ne fonctionne pas. Dommage. « Pourquoi avoir refusé de répondre aux questions de mon collaborateur hier ? Vous n’améliorez pas votre situation ce faisant, vous le savez ? » Simple oui de la tête de nouveau. « Bon, dites moi ce que vous étiez venue reprocher à la victime, si vous ne l’avez pas tuée, il serait temps, ne croyez vous pas ? » Intense réflexion. Je ne sais pas, je ne sais plus de nouveau. Dois-je attendre encore un peu ? Dois-je tout dire ? A quoi bon, tout est trop emmêlé, je soupire et mon mental lui tombe dans les bras. Je lui raconte toute l’histoire. Enfin, presque toute. 




8 - LEVEE DE LA GARDE A VUE


Fin des 48 heures (24h renouvelées à cause de mon silence du démarrage). Je suis dans le bureau du capitaine. Après deux nuits dans le 9 m2, mon apparence est quelque peu délabrée. Il ne va pas me faire mettre en examen, j’en suis convaincue. Et en effet : « J’ai hésité à signer votre libération, vous savez pourquoi ? » Je souris et lui fais non de la tête. « Eh bien parce que je crois que vous protégez quelqu’un, ce dont vous ne m’avez pas parlé. Probablement la femme aux pleurs. Et si la personne que vous protégez est coupable, vous êtes sa complice, auquel cas je vous ferai arrêter de nouveau, tenez-vous le pour dit » Me fit-il d’une voix grave. « Et décidemment, Valériane Deltere a reçu beaucoup de visites le matin de sa mort. Mais l’assassin court toujours et savez-vous comment je le sais ? » Je fais non de la tête, les yeux écarquillés en vert. « Parce que la police scientifique a établi la cause de la mort avec certitude, et que ce n’est pas le coup de couteau au cœur, donc je recherche un ou une spécialiste en anatomie. Quant à votre amie, nous finirons par la retrouver, alors si vous voulez véritablement mettre un terme à vos ennuis à toutes les deux, vous feriez mieux de retrouver votre langue », me fit-il en me tendant sa carte.
C’est ainsi que je suis de nouveau entrée en possession de mon téléphone, mon ordinateur et ma liberté d’action. 




9 - RECUPERATION DE L’EGAREE, BLANCHE LARME.


Nous allons laisser souffler un peu cette pauvre Blanche, très blanche au sortir du 36, récupérée in extremis par Georges sortant de la bouche du métro Saint-Michel, alors qu’elle allait s’y jeter, après avoir traversé la Seine en frémissant, dans ce petit matin de printemps, léger, comme s’il ne s’était rien passé, jamais.

Il la prend par le bras et l’entraîne à l’intérieur d’un café. Là elle s’affaisse sur une banquette tandis qu’il hèle le garçon. « Deux cafés doubles et croissants, s’il vous plaît ». 
Ils se parlent, ils se chuchotent, lui se rapprochant d’elle par-dessus la table, elle restant adossée en arrière, abandonnée de fatigue. A l’instar du garçon, curieux et peu sollicité à cette heure matinale, approchons-nous pour tâcher de glaner quelques informations. 
« Pourquoi a-t-elle fait ça à votre avis ? dit la femme d’une voix lasse, accablée. « Trop de tensions dans tous les sens, elle a perdu la boule. Et elle en a probablement eu les moyens offerts sur un plateau, je ne sais pas, » lui répond l’homme en sortant une lettre de sa poche qu’il pose devant elle sur la table. Et il reprend, « tenez, lisez là avant que je ne l’apporte à la police. Tout de même, Blanche, vous auriez pu m’appeler, sans compter que je me suis fait du souci, pourquoi ne m’avoir rien dit ? » Visiblement, la femme répond à côté, tandis qu’elle lit la lettre avec attention. Ca ne vous dérange pas, vous, ces procédés actuels de plus en plus répandus, de conversations à deux, en parallèles qui ne se rencontrent jamais ? C’est bon pour le théâtre moderne mais dans la vraie vie, non ? Moi, ça me met hors de moi, exactement comme les gens qui ne répondent pas aux mails, ou très partiellement. Mais revenons à nos héros. Nous avons dû manquer quelque chose d’important car soudain, nous constatons que la jeune femme se met à pleurer, un peu comme la pluie à tomber, pas le crachin breton ni l’averse océanique de courte durée non, une pluie tranquille de la Région Parisienne, qu’on se dit installée pour la journée, en levant le nez pour regarder le ciel, à l’ancienne. Blanche pleure, en laissant juste couler ses larmes, des larmes qu’on dirait qui coulent pour la première fois depuis son enfance. Blanche se vide de ses larmes, sans bruit, en silence. Et Georges utilise toutes les serviettes du café qu’il lui tend ou dont il se sert pour essuyer le flot continu comme il n’en a jamais vu. Blanche ne pleure pas précisément sur quelque chose ou quelqu’un comme on a vu Rose le faire dans un chapitre précédent, non. Blanche pleure, comme on respire, comme on se regarde, comme on se parle. Pour la première fois sans doute, Blanche prend appui sur quelque chose de solide dans sa vie, émanant d’elle et retournant à elle, retournant, elle : des larmes. Blanches larmes. Georges comprend. Parce qu’il a passé son temps et sa vie à comprendre les pensées et les intentions des autres, il comprend que Blanche marche sur un pont de larmes qui va lui donner la force de se risquer à sortir, à prendre conscience, à émerger, à regarder, à voir. Il attend donc sagement que cela prenne fin car tout a une fin, il le sait bien, tout en trempant son croissant dans son café, et en nous faisant un petit signe amical pour nous dire que tout va bien, que les larmes ne vont pas tarder à engendrer le sourire, le rire et toute la force qui s’ensuit. 
Puis il règle l’addition, ils se lèvent, ils s’en vont. On le voit encore héler un taxi dans lequel monte la femme, tandis que lui se dirige d’un pas lent et constant, en face, vers le 36.




10 - LETTRE DE BLANCHE (La non-demande d’édition)


Je passe un doigt qui se recouvre de poussière, sur les tas soigneusement triés et empilés par Rose. Curieux qu’ils aient échappé à l’inspection méthodique de la police.
« Là, regarde, c’est pas compliqué » m’avait-elle lancé sèchement, « je t’ai fait trois tas : les mauvais à balancer, les passables à rectifier, et les bons à envoyer. Pour ces derniers, je t’ai indiqué sur un post-it les coordonnées de la maison et du directeur ad hoc », puis, retournant vers moi le gris troublant de ses yeux tenu à l’intérieur des miens, sans les lâcher, et nos peaux qui s’étaient mélangées, avidement, envolées au beau milieu des dossiers… 

Je me secoue. Ce n’est pas le moment de mollir. Les doigts caressant le clavier, j’ouvre un doc. 


Blanche LAME
L’Antre
95777 MARMEILLE SUR EPTE
auteur
Monsieur Pierre PONTE
Éditions ATENAL
3, rue Mongin
75008 PARIS
Marmeille sur Epte, le 15/04/15

Objet : non demande d’édition / démission de mes fonctions
PJ : tapuscrit : aucun

Monsieur le Directeur,

J’ai le grand plaisir de ne pas vous adresser sous ce pli, un tapuscrit qu’il m’aurait été impossible de vous remettre à notre prochaine réunion de travail, ayant pris la décision de cesser toute activité de contrôle de gestion à compter de ce jour.
J’ai en effet fait le choix de me consacrer dorénavant entièrement à mon activité d’écriture, toutes affaires cessantes. Croyez bien que je mesure les risques inhérents à ma nouvelle prise de fonction, accréditée par moi seule. 

J’ai eu, au sein de votre groupe et de la plupart des entreprises d’édition où je suis intervenue au cours de ma carrière précédente, l’occasion de prendre conscience du fossé que la majorité des éditeurs en vue, poussés par leur soif devenue dévorante de rentabilité, ont peu à peu creusé entre eux et les auteurs. Cette situation est inadmissible et ne peut rester sans réaction. Nous tous, auteurs encore inconnus, les petits, les sans grade, qui nous battons dans l’ombre, mériterions souvent mieux que les lettres de refus en retour de vos stagiaires serviles. Nous nous unirons pour clamer cet état de fait et nous faire entendre. Nous interviendrons pour influer sur vos politiques éditoriales de production massive et sans égard pour l’être. Nous pénétrerons les saints des saints et demanderons des comptes. Nous provoquerons une réunion des États généraux des Auteurs et des Éditeurs indépendants et nous constituerons des groupements d’intervention sur le net, qui expliciteront notre position et créeront une ligne de démarcation définitive entre vous et nous, constitutive de deux professions distinctes. Celle des éditeurs indépendants, les vrais, proposant aux internautes aimant les livres et leurs contenus ce qu’ils sont en droit d’en attendre pour aller plus loin et la vôtre, laquelle, à quelques exceptions près, n’a eu de cesse d’oublier sa mission première et transformer un objet de passion en un produit à faire du fric. Notre projet : rallier peu à peu à nous, tous les enfants dispersés de la culture du dessous, qui ont soif de cet enrichissement immatériel et infini que constitue le livre.

Pas seulement le livre qui fleure bon l’impression, que l’on hume premièrement en y plongeant le nez en son milieu, avant de se l’accaparer comme puissance de source vive et rebouteur d’existences meurtries, mais encore celui sous toutes formes numériques que nos jeunes recrues dynamiques et pleines d’enthousiasme se feront une joie de développer au travers des réseaux, dont nous nous servirons à plein pour la réalisation de notre entreprise.

Nous voulons marcher à contre courant de l’époque avec les moyens de l’époque et, pour cette raison, nous refusons les procédés scandaleux qui sont les vôtres, origine de heurts et de traumatismes individuels et économiques à tous les niveaux de la chaîne de l’édition. 

Nous voulons que soit réaffirmée en concertation avec les pouvoirs publics, une déontologie de la profession applicable à tous les métiers du livre, qu’elle apparaisse au grand jour pour que soient épinglés tous les coups qui lui sont portés et que plus jamais un auteur désemparé ne sois acculé à vous dire : « éditez-moi ou je vous tue » !

Dans cette non attente, je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, etc, etc.

Blanche LAME



11- EPILOGUE : LETTRE DE BLANCHE AUX EDITIONS DEUX LA MERCI


Six mois plus tard, nous retrouvons la même Blanche, mais est-ce-bien la même, écrivant encore et toujours, et cette fois au Président de la très influente maison Deux-La-Merci, lequel a échappé de peu à une mise en examen dans la triste affaire relatée plus avant. 
En ce qui concerne cette dernière, il reste bon nombre de points obscurs, en possession des uns ou des autres. Profitons de ce que Blanche est partie faire un tour au jardin, où elle semble curieusement s’entretenir avec un parterre d’iris, pour tâcher d’en savoir davantage en prenant connaissance du courrier abandonné sur son bureau. Il y a fort à parier que l’imagination piquante de Blanche aura su combler les blancs, tous ceux emportés à jamais dans l’autre monde, au-delà de tout. 



Blanche LAME à,
Monsieur PAUL RICHE
EDITIONS DEUX LA MERCI
3 avenue Paul Taner
75077 PARIS cedex 16
MARMEILLE sur Epte, 15/10/2015

Objet : demande d’édition
PJ : tapuscrit : polar (LA FAUTE A QUI)


Monsieur le Président,


C’est avec émotion que je vous adresse sous ce pli le présent tapuscrit, dont vous ferez je suis sûre, le meilleur usage, après en avoir pris connaissance. 
Il m’a semblé qu’il vous revenait de droit, de le découvrir avant quiconque et de l’éditer dans les conditions que vous estimerez optimales pour nos deux parties. Il m’a semblé également qu’il était de mon devoir, compte-tenu des dommages subis et de mon positionnement dans cette affaire, au travers de ce polar d’apparence romancée, de faire remonter de manière décente les faits qu’il relate et qui sont à l’esprit de tous depuis maintenant six mois. Il m’a semblé enfin qu’il constituerait pour vous un moyen de mettre fin à la vindicte dont vous êtes depuis la victime, à tort ou à raison, dans le milieu de l’édition. A travers cet ouvrage et en l’éditant vous-même, vous trouverez, je l’espère, une manière digne et honorable de présenter des excuses à la profession ainsi qu’aux membres de votre groupe, qui attendent tous ce moment avec une impatience grandissante et dont vous ne pouvez plus ignorer la requête.

Je me tiens à votre disposition pour toute mise au point. J’ai en particulier conservé dans un premier temps par souci de clarté à tous égards, les véritables noms des protagonistes, dans l’attente de l’attribution des pseudonymes qui conviendront. 

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, etc etc.


Blanche LAME



Cette fois, notre curiosité est à son comble. Ces deux ou trois feuillets fraîchement imprimés devraient la satisfaire. Installons-nous confortablement pour lire, Blanche tenant encore et toujours compagnie aux fleurs du jardin. Pour lever tout risque de malentendu, je vous rappelle que Victoria est l’auteur arrachée de mains de maître aux éditions Prodesse, par la malheureuse directrice des éditions Deux-La-Merci, retrouvée chez elle assassinée.



VICTORIA


Victoria ouvre un œil et le referme aussitôt. Hou, la soirée trop arrosée d’hier frappe le haut de son crâne régulièrement. C’est bien joli toutes ces fêtes du tout Paris by night, mais à la longue, ça ne favorise pas la concentration. Il ne faut pas perdre de vue qu’une année sabbatique pour écrire son second livre, un roman cette fois, ça va très vite passer si elle n’y prend pas garde, et elle n’en est jamais qu’au troisième chapitre, dans le désordre. Un sourire rictus accompagne sa très petite forme, à l’idée de son rendez-vous avec Valériane. Pas trop tôt. Elle a beau continuer d’être payée par la clinique en salaire de base - une fleur qu’elle s’est faite, validée par l’ensemble des actionnaires reconnaissants, que son livre ait fait, mine de rien, monter le chiffre d’affaires de la clinique de 30% en un an - elle dépense énormément ! Il ne faut pas se voiler la face, elle a exagéré, il va falloir redresser. Heureusement que Valériane va lui verser des à-valoir, devenus indispensables pour calmer les assauts de son banquier. Vite, ne pas mollir, se préparer, se faire belle. « Ne sois pas en retard », a bien insisté Valériane, en lui donnant rendez-vous chez elle compte-tenu de la proximité de leurs domiciles. Victoria se regarde dans la glace, qui lui reflète un visage fatigué, accusant le coup des excès de ces six derniers mois. Zut, tant pis. Pas elle qui passerait sur le billard, surtout après les révélations faites dans son livre, qui lui ont mis pas mal à dos l’ensemble de la profession. « Chirurgie esthétique sans danger, mode d’emploi ». C’est Georges qui avait proposé le titre. Hum, cher Georges. Saint Georges, rien à se reprocher jamais. Quel énervement ! Elle essaya de chasser cette pensée avant que celle-ci ne l’envahisse et ne tourne à l’obsession névrotique de sa trahison. C’était fait, c’était comme ça, et il lui fallait vivre avec. N’empêche, la célébrité contre l’estime de soi, et même l’amour possible, elle avait mis le paquet. Les Deux-La-Merci avaient intérêt à assurer jusqu’au bout. Après tout, c’est Valériane qui avait tout tramé. Jamais elle, pauvre petit auteur nouvellement célébré et promu à la plus haute destinée - et à cette pensée elle se redressa de toute sa fierté catalane - n’aurait eu seule des idées aussi machiavéliques. Depuis deux ans que la chose était faite, et qu’elle avait signé chez Deux-La-Merci, acquéreur des éditions de la très controversée Valériane Deltere (Délétère, comme l’appelait en douce ses collaborateurs les plus aigris), son livre était monté en flèche. Alors, ce n’était pas son problème si cette terrible directrice avait des agissements contraires à toute déontologie (mais y avait-il vraiment une déontologie dans ce métier, se demanda-t-elle) comme : racoler les auteurs phares des petites maisons comparables à la sienne propre à ses débuts ; se faire racheter par un gros qui lui laissait tout juste sa ligne éditoriale et donnait activement dans la surenchère de mise en place qui n’avait plus rien à voir avec le métier - tel que le lui avait fait découvrir Georges et toute son équipe, qui en payait aujourd’hui les pots cassés. Pauvre Georges. Adroitement maquillée, elle se jaugea d’un regard dans la glace, et se sourit, satisfaite du résultat. « Désolée, Georges chéri, mais moi tu sais, l’abnégation, très peu. Je ne chasse pas sur ce terrain. Il me faut à tout prix cette volupté de la réussite que tu m’as si bien faite découvrir. J’y suis accroc. Le chirurgical ne devait pas être assez médiatisé à mon goût. Et je me suis trop battue depuis toujours, pour passer outre, en raison des grands principes. Tant pis si le noir de mon âme m’effraie ». Et voilà, c’était le soliloque à éviter à tout prix. Elle le savait. Pourquoi fallait-il qu’elle tombe dans le panneau à chaque fois. Comme une malédiction. Un déséquilibre qui l’atteignait au plus profond de son être. Un crabe lui pinça le cœur pour de bon. Elle le chassa en redressant le menton, puis en enfilant ses bas-talons. C’est que la Valériane avait l’élégance méprisante du 16ème, il ne fallait pas l’oublier.




LE CRIME


Lorsque Victoria ouvrit la porte de l’immeuble haussmannien, après avoir composé le code que lui avait donné Valériane, elle comprit tout de suite que quelque chose n’allait pas. De sa place, elle entendait des hurlements provenant des étages, puis une phrase distinctement prononcée par une voix qu’elle connaissait fort bien, celle de Blanche quand celle-ci avait ses nerfs. Mieux valait quitter les lieux dans ces moments. Elle en avait elle-même pâti, lorsque Blanche avait appris sa trahison. Elle s’était faite incendiée, comme par un dragon de feu. Qui eût cru cela de cette fille filiforme et diaphane, ayant du mal à s’exprimer en dehors de ses données chiffrées, qui ne semblait tenir debout que par la force de ses yeux verts et la consistance de sa chevelure flamboyante ? Comme la rage des hauteurs semblait avoir pris fin et qu’elle entendait la possédée descendre au claquement coléreux de ses talons, elle ouvrit prestement la porte de l’ascenseur lequel était là, par chance, et appuya sur le numéro deux.
Elle se répéta dans sa tête sans bien comprendre, la phrase qu’elle venait d’entendre. « Je te jure, putain, que tu me le paieras, salope. Il faudra bien que tu le dédommages. Je te ferai la vie infernale jusqu’à ce que tu en crèves ! » Bon, visiblement, Blanche Lame avait découvert quelque chose qui avait mis le feu aux poudres. Victoria espéra que ce quelque chose n’avait pas de rapport avec elle. Elle savait bien que Blanche n’avait pas digéré son départ, ni le fait que Georges l’avait laissée libre de tout engagement, concernant le livre pour lequel il avait sué sang et eau. Elle n’arrivait d’ailleurs pas à comprendre pourquoi cette folle prenait autant parti dans cette affaire, laquelle après tout, ne la concernait en rien. Haussant les épaules, elle appuya sur le bouton de la sonnette. 
Contre toute attente, c’est une Valériane égale à elle-même, qui lui apparut après lui avoir ouvert. 
« Bonjour ma chère Victoria, entre, tu vas bien ? » A peine une légère roseur des joues trahissait l’impact de la scène précédente sur cette femme d’acier. Victoria ne put s’empêcher d’éprouver de l’admiration. Elle était vraiment fracassante sur le plan professionnel, démoniaque mais fracassante. Et belle avec ça, du chien, qui devait rendre les hommes fous. Curieusement, on ne lui connaissait pas de relation suivie. Il faut dire que depuis qu’elle occupait le poste clé de directrice éditoriale de la maison, rachetée par la très fameuse Deux-La-Merci, elle n’avait plus qu’à travailler jour et nuit. Et visiblement, cela avait l’air de lui réussir. « Ca ne t’ennuie pas qu’on aille à la cuisine ? J’ai eu de la visite et pour ne rien te cacher, je n’ai pas pris mon petit déjeuner. » Victoria lui emboîta le pas, pas fâchée à l’idée de reprendre un petit café, bien venu contre son mal de tête persistant. Passé le long couloir, arrivé devant la cuisine, « alors, où en sommes-nous ? » lui lança Valériane, toute professionnelle. « Je suis sur l’écriture de mon roman, je te l’ai dit » répondit Victoria d’une voix légèrement tendue. Pourquoi l’autre lui posait-elle cette question alors que tout avait déjà été précisé ? « Oui, ton roman. De quoi parle-t-il déjà ? » Victoria avait tout d’une désaxée, mais était loin d’être une imbécile. Là, malgré son mal de tête, elle s’efforçait de réfléchir à toute allure. Qu’est ce que cela voulait dire ? Comment fallait-il comprendre la chose ? Et surtout, comment réagir à ça ? Elle décida de laisser venir, à la chinoise, en gardant le silence. L’autre finit par le rompre. « Je te sers un café ? » Victoria fit oui de la tête, muette. Valériane poursuivit : « Ton livre marche très bien. Nous sommes très contents. Tu as bien touché tes droits récemment ? Une coquette somme ! » Oui, de la tête. « J’imagine que tu attends des à- valoir ! » Oui, fit Valériane de la tête en ingurgitant son café et en serrant le poing gauche sous la table. « Si tu veux des tartines, sers-toi, il y a tout sur la table ». Victoria jeta un regard distrait sur le pain, le beurre, le couteau, à portée de sa main. « Pour les à-valoir, ajouta Valériane d’un air désinvolte, en s’asseyant face à Victoria avec son bol de thé fumant et en se coupant deux tartines d’une main leste avec le couteau, visiblement aiguisé à la perfection, il y a un petit problème ». Victoria cessa de respirer et fixa son vis-à-vis en reposant lentement sa tasse. « Vraiment ? » se contenta-t-elle d’ajouter d’un air glacé. « Oui, écoute, j’ai eu une discussion avec le PDG, Paul Riche, qui n’apprécie pas trop il faut bien le dire, ton changement de direction. En clair, il ne finance pas les éditions Deltere pour une ligne éditoriale romanesque, mais pour des parutions d’ouvrages témoignages de personnalités vedettes, plus ou moins réécris en fonction de leurs compétences stylistiques. Tu sais très bien comme moi que Georges a réécrit la majeure partie de ton livre, et le PDG le sait aussi, naturellement. Pour être très claire, je t’ai dit un peu rapidement que les confidences de tes clients pouvaient constituer une matière exploitable à égalité de chance avec celle de ton premier livre, astucieusement aiguillé vers les adeptes françaises de la chirurgie esthétique. Dès lors, le seul contrat qu’on pourrait te proposer aujourd’hui, serait un avenant au précédent, concernant des traductions de ton livre en diverses langues ». C’était dit. Valériane, l’air satisfait, entreprit de porter à ses lèvres le grand bol de thé fumant, en l’entourant précautionneusement de l’extrémité de ses doigts, les bras légèrement écartés.
Victoria avait écouté ce long discours surréaliste dans un état d’esprit second, à la suite duquel une sorte de schizophrénie galopante prit lieu et place de son cerveau habituel. Ainsi, elle aurait commis tous ces actes qui l’empêchaient de vivre pour rien, pour se retrouver le bec dans l’eau, à la longue à la case départ ? Cela ne se pouvait. Cela devait être effacé. Ce discours ne devait jamais avoir été tenu. Comme machinalement, elle s’empara du couteau sur la table, arme familière entre toutes, guère éloignée du tranchant du scalpel, froid, mortel, et avisant de son œil expert, l’emplacement de l’aorte axillaire du bras gauche de celle qu’il fallait effacer, elle le fit, d’un geste brusque et précis, qui ne prit guère plus d’une seconde, tel le dard d’une vipère, venant sèchement, après un long temps suspendu face à sa victime, frapper. L’autre, pétrifiée, le bol et son contenu prenant la tangente, se leva ; mais en moins d’une minute d’éternité bafouée, privée de force, le sang giclant, s’effondra au sol, parmi les débris, sans vie. 
Tétanisée par son geste, l’arme à la main, la vipère en face s’était immobilisée. Tout en réalisant en un quart de seconde l’irrémédiable démence de son acte, l’intégral de son instinct de survie jaillit, prêt à parer à la situation, passant en revue à toute allure le moindre détail de la conduite à tenir. Engouffrant le couteau dans son sac, elle s’empara d’un torchon avec lequel elle frotta tous les objets et emplacements sur lesquels elle avait pu laisser ses empreintes. Puis, avisant le cadavre, elle ressortit le couteau et le plongea avec force et détermination dans le cœur de sa victime, de la manière « ordinaire » qu’utiliserait un assassin néophyte, tel que cette pauvre Blanche, qu’elle avait immédiatement pressentie pour remplir la fonction de criminelle à sa place. Elle extirpa ensuite le couteau du cadavre, puis l’enveloppa dans le torchon avant de le remettre de nouveau dans son sac. Enfin, elle partit et se rendant chez Blanche, dont elle constata l’absence, elle rentra sans bruit dans le jardin et alla déposer le couteau dans le vrac d’outils à l’intérieur de l’abri. Espérait-elle que Blanche aurait rapidement l’occasion, sinon de s’en servir, du moins de le prendre en mains ? Était-ce bien la meilleure solution ? Elle n’en savait rien. Elle agissait tel un automate, vidée, comme elle avait vidé l’autre, et ne voyait plus qu’une chose à faire dans son horizon bouché, disparaître.



LETTRE DE VICTORIA A GEORGES

Georges,

Que je n’ose dire, chéri. J’ai trop fait le mal et toi le bien. Judas, je suis sur le point d’en finir avec cette vie. 
Sache que pas un instant je n’ai cessé de penser à toi, à toi et à tout le mal que j’ai fait.
Je me dépêche. Tu es l’unique de ma dernière pensée. J’ai brûlé tout ce que j’avais écrit. 
Porte cette lettre à la police pour disculper Blanche. C’est moi qui ai tué Valériane (aorte axillaire). Ils n’auront qu’à interroger Paul Riche pour comprendre. J’avais entendu la colère de Blanche, j’ai voulu en profiter. 
Adieu,
Ne change rien.
Vic.
Paris, 15/04/15.



Et une dernière lettre dont nous nous emparons, fort indiscrètement il faut bien le dire, chiffonnée et tachée comme si elle avait été emportée avec soi partout, lue et relue et qui explique peut-être, l’attention nouvelle et particulière de Blanche à son jardin. Lisons donc, au point où nous en sommes, et ensuite, je vous en prie, retirons nous sur la pointe des pieds de l’histoire et de la vie de cette femme, à la couleur ensorcelante. 



Ile d’Y, le 10/10/2015

Ma toute Blanche, mon dragon de papier,

Pardon d’avoir été si longue à te contacter. J’ai dû filer, assommée par ma découverte du corps de Valériane. Je dois t’avouer qu’elle avait été ma maîtresse. Je voulais juste t’aider à la remettre dans le droit chemin. Mais je suis arrivée trop tard. J’aurais pu croire que tu avais fait le coup mais pas une minute, je n’ai retenu cette hypothèse comme plausible, car je te connais. J’espère que tu n’as pas, de ton côté, trop fort cru à ma culpabilité et eu à pâtir de toute cette horreur, toi la pure, l’unique. Je t’ai imaginée mille et une fois au prise avec la police, vampant dans tes silences épiques, les questions fatigantes et brutales. Quel tailleur avais-tu donc revêtu pour la circonstance ? Le rouge ? Et si un beau lieutenant avait penché sur toi son cou, courroucé de toute cette froideur hautaine, ne l’aurais-tu embrasé d’un rapide baiser mortel, rubis mystérieux des blancheurs héroïques ?
Mais assez rêvé ! Tu trouveras ci-joint un billet de chemin de fer à destination de la ville-île où je me suis réfugiée et où je t’attends. J’ai mis au point tout un réseau d’éditeurs indépendants fins prêts et sur les dents du multimédia pour attaquer le nouveau monde. Et j’ai besoin d’un type dans ton genre, pour une gestion au millimètre, laquelle, décidemment te colle à la peau, dont je prendrai le plus grand soin, évidemment. Nous autres éditeurs, avons la peau dure. Nous perdurerons, et je t’éditerai, car je ne te l’ai jamais dit, mais la délicatesse de ton écriture a plus d’une fois transpercé l’écorce épaisse de mon cœur.

Tu seras heureuse ici, mais prends garde à toi, car si tu me trompes, je te tue ! 

Rose



FIN.





VOLET PROFESSIONNEL


FEDERER LES FORCES, METTRE DE COTE LES PARTICULARISMES, OUVRIR LES CHAMPS.



Blanche, la narratrice, est contrôleuse de gestion indépendante, auprès de deux maisons d’édition d’envergures relatives, rachetées par de grands groupes. Elle appartient donc à un corps de métier honni, symbolisant la fin de l’édition, dans ce que cette dernière a de meilleur : un professionnalisme aiguisé au service de la créativité. Au fil des évènements  et éclairée par l’attitude de son ami éditeur indépendant, elle prend conscience et fait des choix qui vont l’amener à prendre la défense de l’édition indépendante, tout en continuant d’exercer son ancien métier (mais pour un indépendant de son choix, son amie Rose), et en se plaçant au cœur de l’écriture comme auteur. Je situe donc ce personnage et celui de Rose - qui fédère un groupe d’éditeurs indépendants pour agir ensemble sur le net contre la disparition de la fonction éditoriale -  sur plusieurs plans à la fois, avec des regroupements de fonctions, pour  tenter de démontrer mon point de vue par la fiction et la mettre au service de la réalité.

Ma mission première, état des lieux de l’édition indépendante et recherches d’ouvertures, relève presque du journalisme : enquêter et éclairer, par la rédaction. 

J’apprends de l’intérieur, au fil des contacts et de mes lectures, le fonctionnement de l’édition. La « grande », la « petite ». Je note, j’observe, je tâtonne, je me lance, je questionne, je me fais reprendre, je réfléchis. 

La rédaction, l’étude qui m’est demandée, doit servir à la mise en lumière de ce qui coince, de ce qu’on n’arrive pas à voir, de ce que l’on ne peut plus - ne veut pas ? - voir. Provoquer un retour sur soi, une prise de conscience. Je me prends à rêver de pouvoir retourner à Robert Jauze, la devise de sa maison qu’il a empruntée à Franz Kafka, « un livre doit être la hache, qui brise la mer gelée en nous ».

Au sortir de ce bain dans l’édition indépendante et de ses élus, toutes mes forces inconscientes ont été stimulées pour la partie créative et je me suis battue pour les maîtriser, alors qu’ elles se bousculaient pour sortir. Les circonscrire, les ordonner.

Cet ordonnancement a fait apparaître au fur et à mesure à mes yeux le sens de mon propre combat dans cette affaire. On prend un train à l’instinct, on est en retard, on est pressé, les portes se referment pile sur son essoufflement, et puis on s’installe, on regarde le paysage, on se l’accapare et, à la réflexion, on réalise à quel point la destination est bonne et vous correspond bien.



Voici le plan de cette réflexion :

I/ État des lieux :
- points forts,
- points faibles.

II/ Nécessité d’agir, comment, sur quoi,
-le financement, la diffusion/marketing,
-la mutualisation de services et la vente directe.

III/ Aller plus loin : « l’intelligence collective ». 

Conclusion : écrire pour aider à éclairer les choix, relancer la fédération des passions et « peaux dures » (plus que gestion et ventes sûres) et chercher sa voie.




I/ ETAT DES LIEUX


1/ Points forts

- La relation avec l’auteur 

Une table ronde autour d’ouvrages sur l’édition nouvellement parus m’a appris, de la bouche même des directeurs éditoriaux présents, que les maisons d’édition qui fonctionnent, ne prenant plus le risque d’un livre sans lecteur, ne s’intéressent pas aux auteurs nouveaux, à moins qu’ils ne répondent à des critères prédéfinis précis. Traiter les manuscrits reçus par la poste est un horrible pensum le plus souvent confié à un stagiaire à fin de refus. Fraîchement débarquée de l’extérieur et passionnée d’écriture, cette révélation a été mon tout premier choc : l’existence d’une coupure entre l’auteur et l’éditeur. Je pointe ici le cas d’œuvres créatives d’auteur à part entière. A contrario, j’ai pu me rendre compte que la relation auteur-éditeur est pour grande partie ce qui fait la force du travail de la « petite édition ». Aux éditions R. Jauze, les auteurs exerçant le métier sur lequel se base leur projet d’écriture, sont pris en mains et soutenus, leur travail est mis en forme et valorisé et les auteurs le savent et le constatent, de sorte qu’il se crée autour de cette maison d’édition une réputation qui favorise la découverte des uns par les autres. Chaque « petit éditeur » exerce ainsi la recherche de sa ligne éditoriale en fonction de ce qui l’anime, ce qui devrait permettre en principe de mieux appréhender la marque de fabrique de chacun et favoriser sa visibilité.




- La pratique du cœur du métier

Deuxième constat fort dont il est indispensable de tenir compte dans cet état des lieux : l’industrie du livre, qui a pris la plus grande place dans le monde occidental tous pays confondus, ne s’intéresse aux découvertes et à la transmission des idées nouvelles et riches dont les auteurs de toute sorte peuvent se faire les porte-paroles, que dans la mesure où elles sont étroitement liées au profit qu’on en attend impérativement. Chaque titre vise la rentabilité, signant la fin de la péréquation (publication de quatre ouvrages, les rentables couvrant les pertes). Il va donc falloir chercher des solutions de survie à la « petite édition », tout en gardant à l’esprit que le cœur de son métier est au contraire la découverte d’un auteur, le travail sur une matière pour en rendre toute la beauté et la transmission d’un écrit qui en vaut le coup (et non le coût). On ne peut retirer à ce monde-là sa préoccupation première, l’objet de sa passion : faire du beau bien souvent à perte, parce que c’est utile, dans le vrai et complet sens du terme ; utile à l’enrichissement humain, utile au lien social, utile à la vie. L’édition indépendante, face aux nouvelles données, doit forcément bouger ses pions et se faire mobile.



2/ Points faibles

- L’absence de financement

Il est désolant de faire le constat que - mis à part les quatre ou cinq grandes maisons dont la prestigieuse Gallimard-Flammarion encore indépendantes aujourd’hui - le plus fort dénominateur commun entre les quelques cinq mille « petits » éditeurs indépendants reste l’absence de trésorerie et de capacité d’autofinancement et l’impossibilité d’en obtenir. Le banquier refuse la main de l’éditeur qui se tend. 
L’association « l’Autre Livre » réunissant ses adhérents pour ses seconds États généraux en octobre 2008, proclame dans l’article 2 de ses propositions :
« Devant les difficultés que rencontrent de nombreuses maisons d’édition indépendantes, et qui menacent leur existence même, il est nécessaire de renforcer les dispositifs existants pour l’aide publique et d’en inventer de nouveaux. Il semble indispensable que l’État intervienne concrètement auprès des banques, afin que celles-ci soutiennent les activités à caractère culturel, notamment par le maintien des autorisations de découvert et l’octroi de prêts à faibles taux d’intérêt. On demande, comme pour le cinéma, la mise en place d’un système « d’avance sur recette » pour les nouveautés dont le tirage initial serait supérieur à 1000 exemplaires ».

Les dix propositions constituantes remises aux pouvoirs publics et à l’ensemble des professionnels concernés à l’issue de l’évènement, ont vraisemblablement fait l’objet d’un rangement subtil au classeur rond.



- L’étroitesse de marge de manœuvre

Situation ubuesque des Éditions Robert Jauze : les auteurs se plaignent de l’absence des livres en librairie, alors que le pourcentage de retours dépasse les quarante. Les retours, faute de trésorerie, ne peuvent être compensés par l’arrivée de nouveautés ou de réimpressions. Moins on vend, moins on peut publier et donc moins on vend ; par opposition à « la grande édition » qui répond à la baisse de la demande par une augmentation de l’offre ! L’augmentation exponentielle de la mise en place par l’industrie du livre, véritable fuite en avant, permet d’augmenter la facturation aux libraires par l’envoi de « l’office », quand elle n’est pas destinée à générer de la trésorerie, de manière à faire, en clair, de la cavalerie (cf. Martine Prosper, Edition, l’envers du décor, 07/2009, Nouvelles Editions Lignes). Le métier de libraire consiste dès lors et de plus en plus, à savoir refuser les livres, y inclus pour améliorer la remise, du fait de l’acceptation de l’office (cartons retournés non ouverts : mythe ou réalité ?) 


- L’absence de visibilité

La diffusion est généralement un problème pour l’éditeur indépendant. Son diffuseur n’est pas spécialisé, ou il n’en a pas. L’éditeur indépendant, dont les livres ont une durée de vie de plus en plus courte en librairie, à cause de la surproduction, se voit également retourner ses livres, en pratique au-delà du délai théorique d’un an.
S’il ne peut compter sur un fonds, un titre qui fonctionne et qui fait l’objet d’un réassort, il lui faudra agir indépendamment du diffuseur pour opérer de la vente directe au public, par l’intermédiaire de salons, manifestations, congrès. 
Qu’en est-il côté Internet et du numérique ? Les éditeurs indépendants faisant le véritable travail abandonné par les gros, sans moyens financiers, avec les prises de risque que cela comporte, ont toutes les peines du monde à faire face et trouver du temps pour résoudre au mieux leurs problème de chiffre d’affaires. Pour autant, ils ont réagit positivement et depuis longtemps à un positionnement sur le web, en disposant d’un site, et en sacrifiant au rite de la numérisation de leurs livres. Depuis peu, l’association « l’Autre Livre » , regroupant 177 éditeurs indépendants adhérents, dispose d’une page Facebook et d’un compte Twitter et promeut sur son compte Facebook, le titre correspondant au choix d’un éditeur par jour, dans le cadre de « l’Autre Livre du jour ». Les éditeurs indépendants sont naturellement désagréablement sensibles aux agissements des Google et Amazon pour s’emparer du monopole de la diffusion, ou à des opérations tel que le Registre Relire, « numérisation forcée » obtenue par Google auprès des bibliothèques nationales (voir les articles de Charles Mérigot sur le site l’Autre Livre à ce sujet, ainsi que l’ouvrage Impressions numériques Quels futurs pour le livre ? de Jean Sarzana, Les Éditions du Cerf, 2011). Ils disent bien que le numérique favorise une transversalité et qu’il faut donc rechercher une complémentarité avec le papier (Lise Bourquin Mercadé, Salon de l’Autre Livre, 1511/2014). Mais la vente en ligne de livres papier ne trouve guère preneurs pour ce genre de livres. Il est vrai que « la vente sur le net n’est qu’une simple retombée du travail fait ailleurs » et que « inutile de faire en petit ce que font les grands » (Charles Mérigot, 19/05/2014). 
Pour autant, la révolution numérique est indubitablement en marche et l’édition qui veut perdurer devra bien y trouver sa place, qu’elle le veuille ou non. C’est le lecteur, qui aura dans ce contexte à renouveler sa foi en un attachement à un certain contenu textuel, dont la forme, comparativement à l’enjeu, importera relativement peu. Avec le numérique, les anciens paradigmes ont sauté et le risque est celui d’une cassure dans la transmission assumée par les éditeurs, du lien entre le passé et l’avenir. La guerre des éditeurs indépendants pour la préservation de l’îlot papier est indispensable, mais il y a derrière celle-là une guerre plus importante encore, dans laquelle l’édition peut et doit avoir toute sa place et qui nécessite une reconversion ou une autre manière d’aborder le territoire en vue d’une reconquête : la défense du rôle même de l’éditeur, au travers de la présentation de textes de qualité.


- L’indéfectible attachement de l’éditeur indépendant à son particularisme et son travail propre 

La lutte contre l’uniformisation est une constante dans le monde de l’Edition indépendante, à juste titre. Mais elle ne doit en aucun cas faire oublier ce qui doit le rassembler. Car l’enjeu dépasse l’intérêt de chacun, c'est-à-dire de la sauvegarde et de la transmission de son propre savoir-faire et de son catalogue. Il est celui de la sauvegarde de la profession, de l’indispensable travail que constitue l’apport éditorial, lequel ne doit en aucun cas être minimisé. A cet effet, il y a peut-être urgence et nécessité de se préoccuper de faire évoluer les actions communes, de sorte qu’elles ne restent pas lettre morte, malgré l’énorme difficulté que cela représente, au sein d’un apparent désintérêt général, en particulier des pouvoirs publics, et du manque de temps de chacun. J’ai été frappée du nombre de propositions faites par les rédacteurs de l’association « l’Autre Livre » : Tout est là. Pourtant, cette solidarité clairement manifestée dans les écrits semble moins évidente lors de mes entretiens avec les éditeurs. Il y a comme un doute individuel, un étrange mélange de fol espoir et de repli désabusé.




II/ NECESSITE D’AGIR, COMMENT, SUR QUOI


1/ Le financement, la diffusion/marketing

Je me tourne de nouveau vers les derniers « États généraux » de « L’Autre Livre », dans son ultime revendication :

« 10 - Afin de financer l’ensemble de ces dispositions et d’augmenter de manière importante les moyens d’aide à la création, à l’édition et à la diffusion du livre, nous proposons que soit instauré un pourcentage de droit (par exemple 1 %) sur les ouvrages du domaine public, qui serait géré paritairement ».
Cette disposition serait comparable au financement du cinéma d’art et d’essai sur le prix du billet, opération ayant parfaitement fonctionnée sans que personne ne songe à l’en empêcher, de quelque bord politique qu’il fût. Mais hélas, l’ensemble de ces revendications semble avoir été délicatement déposé au bord du classeur rond, avant d’être poussé du pied…
De nos jours, comment font pour lancer des initiatives passionnées mais hasardeuses, de jeunes entrepreneurs riches de leur seul talent créatif ? Réponse : La demande de financement participatif, en ligne, sur des plateformes de financement type « Ulule ». C’est ainsi qu’une équipe de jeunes journalistes dynamiques, vient de lancer une demande de financement via cette plateforme, de leur magazine en ligne Le Zéphyr. La demande se doit d’atteindre en un certain nombres de jours une certaine somme, laquelle devra être remboursée si ce n’est pas le cas. Les versements donnent droit à un abonnement dont la durée dépend du montant versé par le souscripteur, financeur. Ce type de financement, adapté à notre époque numérique de crise, semble relayer efficacement la classique demande de souscription.
Les auteurs utilisent également ce procédé (http://fr.ulule.com/lesroutesdelavodka/), de même que certains jeunes éditeurs (comme les Éditions Marchialy), pour le financement précis d’un livre, ce qui fait que le lien auteur/éditeur/lecteur se resserre, avec suppression du diffuseur, le chef d’entreprise se faisant le community manager ! D’une pierre trois coups, au travers d’une utilisation web artisanale, claire et sans tromperie  ! (Renseignements fournis par Philippe Lesaffre, Le Zéphyr).

L’association l’Autre Livre propose, par la voix de sa commission Nouvelles Technologies, l’alimentation régulière de sa page Facebook, de manière à multiplier le nombre d’internautes inscrits et la visibilité des parutions (Fabrice Millon, article le journal de l’Autre Livre, 12ème salon).

Une initiative à signaler :
Amazon-Killer : Le « petit pont », mis au point par Elliot Lepers (« L’empire des libraires contre-attaque » Les Inrock, 20/12/2014 / Télérama 29/12/2014…) permet de disposer de l’intégrale de la base de données d’Amazon, raccordée à celle de la Place des Libraires, où l’on peut s’assurer de la disponibilité du livre que l’on cherche chez tel ou tel libraire, dans toute la France. Il suffit pour cela de télécharger Amazon-Killer sur son navigateur.


2/La mutualisation de services et la vente directe

Tous les éditeurs indépendants s’intéressent, de près ou de loin, à une mutualisation de services. Les propositions abondent. 
Déjà réalisé : le nouveau site avec son annuaire de l’édition indépendante et son fichier des participants, qui permet en cliquant sur chaque lien de déboucher sur le site de chaque éditeur, ainsi que la vente en ligne des livres exposés sur le site.
Proposé :
-La création dans Paris, d’un « Hôtel de l’Autre Livre », accueillant un salon permanent, pour l’organisation d’évènements, ainsi qu’un dépôt permanent pour ceux qui le souhaitent (Eric Maclos, « Les projets de mutualisation »).
-Dans ce lieu de salon permanent, tenir à disposition du public le livre blanc de l’édition indépendante actualisé, et le diffuser sur le net (page Facebook)
-Réaliser des actions communes avec d’autres organisations d’éditeurs indépendants d’autres pays (Italie, Espagne…)
Les éditeurs indépendants, pour régler leur problème de diffusion, recherchent activement la vente directe. Qu’il s’agisse de ventes en congrès (« notre calendrier n’est plus celui de l’année littéraire mais celui des manifestations professionnelles des professions médicales et paramédicales » Robert Jauze, Nouvelles de décembre 2013) ou de vente en salons, la profession cherche à multiplier le contact direct avec le public, sans intermédiaire : « Il s’agirait d’instituer un réseau partout en France, comparable à celui des AMAP, vendant leur production en direct. Le procédé consisterait en une location de « boutiques » pour y faire circuler les livres de la « petite édition » (Charles Mérigot, 19/05/2015). 
Pour favoriser la vente direct à un moindre coût, l’Association est depuis longtemps vent debout, afin de réclamer l’application d’un tarif postal livre en France, comme cela se fait à l’international (article 1 des 10 revendications des États généraux n°2).




III/ ALLER PLUS LOIN : « l’intelligence collective » 


La lutte de cette « espèce en voie de disparition » que constitue l’édition indépendante ne devrait-elle pas déborder la lutte pour la vie du livre et s’appuyer sur la nécessaire continuité de la fonction éditoriale, qu’il convient de mettre en valeur par tous moyens ? Pas d’anathème à jeter aux uns et aux autres, pas de dogme à privilégier. Dans le champ de cet artisanat, tous les modes de fonctionnement doivent s’autoriser, s’aider. De l’éditeur spécialisé valorisant sa niche en promouvant son catalogue aux seins de congrès professionnels, à l’éditeur d’ouvrages de poésie ou touchant aux sciences humaines allant de salon en manifestations, aux éditions littéraires sur le net, à celui de livres édités en financement participatif, tous les moyens ne peuvent-ils être bons ? L’unité du livre a volé en éclat. L’éditeur, pour qui l’édition ne sera que l’édition de livres papier, de ce beau livre solide, bien fait et passe-partout, peut aller serein en effet (Charles Mérigot, « l’avenir est à nous ! » article « Tout le monde le sait : le XXIe siècle sera numérique... ») Mais ce support irremplaçable n’a somme toute aucun lien avec le pouvoir fascinant et ludique du multimédia. Et s’il se trouve délaissé comme passé de mode, il n’en a peut-être que plus de chances de survivre en tant que tel, et même Phénix, sans cesse renaître de ses cendres. 
La culture numérique est là, elle aussi, composite, fourmillante de procédés de textes et d’écritures nouvelles, fascination des données à l’horizontale, sans fin. Il y a dès lors une complémentarité qui devrait pouvoir s’exercer en dehors même de la brutalité imposée par le monde globalisé et débordé par sa propre logique. Ce monde du débordement du nombre, ce monde de la vitesse et de la quantité, procède à la marginalisation de plus en plus visible de tout ce qui touche au cœur de l’humain. Cependant cette marginalisation est une place en soi, non une absence de place au sein de la société. Il faut redonner leur fierté aux éditeurs opprimés. Ils faut qu’ils soient conscients de l’importance de leur fonction. Et ceux que j’ai croisés le sont en effet. L’évolution même de l’édition en mode industriel et sa perte des valeurs, a laissé la place libre à la petite édition pour se détacher, en se singularisant. Même si le nombre de grands lecteurs, ou de bons lecteurs, dont parlait Borges, diminue, il n’y a en quelque sorte d’autre choix que celui serein de poursuivre la fonction quoi qu’il arrive. Alors, ne faisons pas les délicats sur les moyens. L’enjeu est trop important. Il correspond à la transmission du vrai et du profond et de ce qui fait réfléchir et avancer. La diffusion des ouvrages à vente faible ou lente n’intéressant plus la grande édition, il faut bien qu’elle soit du ressort de la petite à tout prix. 
A contrario il est certain que, face à la perte de l’unité du livre, si les capacités de résistance collective des professionnels de l’édition ne sont pas mobilisées, pour maintenir l’existence de la fonction et la construction risquée du fonds, alors, tout est à craindre. Déjà, les conditions économiques sont au plus bas. Il est clair que, comme le dit André Schiffrin dans ses livres et ses conférences, le problème devient politique, à la mesure de la cité et de son fonctionnement ou de son dysfonctionnement. Le regroupement en archipels du livre, ou archipels de l’édition, prôné dès 1987 par Patrice Cahart (Le livre français a-t-il un avenir ? op.cit.), est d’une brûlante actualité.
Les volontés de mutualisation sont clairement établies : services en communs, soutien intellectuel, coédition avec des partenaires étrangers (Charles Mérigot, 19/05/2015 : « Je suis un convaincu de l’intelligence collective et je sais que c’est en travaillant réellement en réseaux, que nous trouverons de nombreuses réponses toutes plus originales les unes que les autres »).

Le paradoxe du métier d’éditeur, apparaissant par les temps qui courent dans toute sa splendeur, est que l’éditeur n’a pas à faire des livres pour un public qui attend ce livre, mais à publier tel livre parce qu’il est bon, indépendamment d’un public existant. Quoi de plus insoutenable ! Qui aidera l’éditeur dans ce métier si difficile, surtout si l’État ne l’aide pas.. Le journaliste, qu’il faut interpeller ? Le designer informaticien ? Elliot Lepers a également publié sur Medium un texte, « La Fabrique de l’engagement », où il revient sur son initiative de Amazon killer : « Comme il ne suffit pas qu’un magasin bio ouvre en bas de chez soi pour qu’on se nourrisse sainement ; comme il ne suffit pas qu’une station Velib’ soit installée dans sa rue pour qu’on vende sa voiture ; comme il ne suffit pas qu’il existe des systèmes d’exploitation libres pour qu’on abandonne son iPhone ; la fonction n’a de potentiel d’adoption que si elle s’accompagne d’un potentiel d’usage. Et c’est là que nous, designers, entrons dans le jeu et que nous avons une expertise, une réflexion, une recherche, à apporter à la fabrique de la citoyenneté. (...) Tant que la facilité sera synonyme de confort et l’engagement synonyme d’effort, on ne pourra pas attendre de responsabilisation large de la part des citoyens. »

Il faut parier sur l’aide mutuelle de l’auteur, du lecteur et celle de toutes les professions pour qui le concept de qualité prime sur celui de quantité, dans la lutte pour la sauvegarde du travail d’éditeur. Mais il faut informer encore et toujours. Et il faut que les membres de la chaîne du livre et de l’écrit au-delà du livre se mobilisent : les auteurs en amont par leurs témoignages offensifs, y compris fictionnels, les lecteurs en aval par leur soutien actif, les journalistes au centre, par leurs informations éclairées sur la question. Les éditeurs doivent agir en concertation avec les libraires. La cause est la même. Il faut fonder un portail des libraires, pour contrer Amazon et enrayer la fragilisation des points de vente, et pour aider la librairie a retrouver son autonomie et son rôle de garant de la diversité éditoriale.
Avec le numérique, s’est développée l’idée que la fonction éditoriale n’était pas ou plus nécessaire. Les auteurs s’y essayent en direct, disant ne pas vouloir mourir en même temps que le corps de métier éditorial et de libraires en loques. Pour autant, la moindre recherche sur internet révèle la continuité de l’intérêt pour la fonction, y compris prôné par Amazon ! (« Comme dans l'édition traditionnelle, on n'insistera jamais assez sur l'importance de la qualité du produit. Pour cela, les conseils d'un éditeur sur le texte, et d'un graphiste pour la couverture de l'ouvrage ne sont pas superflus. 59% des auteurs en ligne ont eu recours à un éditeur »). Et de mettre en garde les auteurs naïfs contre la cohorte de conseillers en publication que la nouvelle industrie en ligne est en train de voir naître (« Assurez-vous de faire appel à des gens réputés, idéalement qui ont travaillé dans l'édition traditionnelle ») recommande John Fine chez Amazon ! 
Les lieux d’édition numériques créés par de véritables éditeurs existent en dehors du circuit traditionnel (voir www.tierslivre.net, François Bon), lieux où le travail de l’éditeur est valorisé, où sont diffusés des sites littéraires, des blogs de qualité.

Avec le multimédia, de nombreux métiers se mélangent, en particulier ressortissant au marketing et à la diffusion, la communication étant faite par chacun en réseaux, éditeurs présentant directement leur catalogue, auteurs créant eux-mêmes une page Facebook et redirigeant par des liens vers leur éditeur ou vers une plateforme d’achat en ligne (P.Lesaffre, Le Zéphyr 18/05/2015).

S’il y a des inquiétudes à se faire pour les fonds et les catalogues des éditeurs indépendants qui ne trouvent pas de repreneur, lorsqu’ils sont dans l’obligation de s’arrêter, bien souvent au-delà de leur retraite, il n’y a pas de doute sur la passion qui les anime pour que perdure le cœur de métier. Mais il y a une grande nécessité de fédérer les efforts de tous.
Lorsqu’on leur demande s’il existe encore quelque part au monde un espoir d’un véritable travail éditorial avec les auteurs, ils haussent les épaules en répondant « partout » et ajoutent : « il y aura toujours un éditeur et un lecteur pour remplacer le précédent (Lise Bourquin-Mercadé, 17/05/2015) et également « lorsque le grand public sera lassé de consommer à l’écran des produits industriels et insipides élevés en batterie… il reprendra le chemin des éditeurs bio ou des coopératives de producteurs de livres et il retrouvera nos livres. Alors, essayons de les faire bien et de mettre en avant des produits de qualité. L’avenir est à nous ! » (Charles Mérigot, article, site L’Autre Livre, « Tout le monde le sait… »).







CONCLUSION


J’admire ces hommes et ces femmes qui, pour le bien de tous, assument cette production du beau de leur ouvrage et du bon des textes qu’ils choisissent de porter à notre connaissance. Et davantage que de découvrir des solutions à leurs problèmes, je pense que ce sont eux qui me donnent une leçon de vie, de constance, de sérénité, de force. 
Pour moi, cette enquête n’est pas terminée, et son étude loin d’être close. L’une et l’autre ne font sans doute que commencer, projetées sur un plan professionnel à venir. En ce qui concerne la conquête de la toile par les éditeurs, il est très difficile, en cette période de transition entre le monde que nous connaissons et celui qui est en marche, de s’autoriser un pronostic d’implantation, ni même de regroupement de la profession sous ses multiples formes. Mais quoiqu’il en soit, j’ai, comme les éditeurs que j’ai pu rencontrer tout au long de mon stage, foi en la nécessité de leur savoir-faire et son inscription dans la durée. Je me dis que le cœur de ce métier doit pouvoir subir une greffe réussie dans un autre corps, dont l’apparence importe moins que le fond de son âme. 

Elle est longue et dure la route à contresens pour la préservation de la créativité, de l’originalité, de la pensée de fond, mais les éditeurs sont loin d’être seuls à marcher à l’envers du tapis roulant. Il y a du monde ! Toute une cohorte d’individus ou de professionnels qui réagissent et réfléchissent pour la recréation d’une place que le monde de la globalisation leur a prise, ou ne leur a pas attribuée et qu’ils doivent se fabriquer, en faisant montre d’esprit d’invention pour pouvoir dire : nous sommes là, avec le mode de vie dans lequel nous croyons et non celui que l’on veut nous imposer, nous agissons, nous luttons, ou tout simplement, nous persévérons dans l’attente de jours meilleurs en nous aidant et en nous relayant. 

Ces luttes doivent se poursuivre et être fédérées par l’écrit, sous toutes ses formes, littéraires et journalistiques. A l’issue de mon expérience de stage, de mes confrontations avec des personnes, partenaires de Robert Jauze ou autres éditeurs, j’ai, en suivant mon impulsion, conçu et rédigé une fiction illustrant mon étude prospective et mon ressenti de la situation. J’avais alors accumulé des informations plus ou moins disparates et m’étais fait une opinion plus intuitive que raisonnée. Je voulais garder à la fiction son aspect source des profondeurs, incluant les données de l’inconscient, et bâtir le scénario tout en gardant cet état d’esprit quelque peu foisonnant, sauvage. Force me fût de constater à l’arrivée que les prises de position de mes personnages reflétaient comme après coup la construction de ma pensée. Ce sont eux qui me parlaient. A leur écoute, je me suis tournée vers la rédaction de l’étude prospective en tant que telle. J’ai donc fait le constat effectif de l’utilité de la fiction sur le décisionnel. Comme Blanche, je me sens à l’aise dans le mélange de fonctions, même s’il m’est devenu, semblerait-il, indispensable d’en privilégier une, le cœur, l’écriture fictionnelle. Mais cette emprise effective de la fiction sur la réalité peut-elle atteindre d’autres personnes que moi-même, et jusqu’à quel point ? J’ai donc remis le texte de mon « polar » à Robert Jauze sans explications pour qu’il le lise, détaché de toute information. Il a réagi en me demandant si Blanche, dans sa lettre de rupture avec la « grande édition », était devenue elle-même éditrice. 
Je ne relèverai que ce point, pour répondre avec un certain optimisme, par l’affirmative à la question que l’on peut se poser : « En quoi la forme rédactionnelle de la fiction pour une étude prospective, peut-elle aider efficacement le chef d’entreprise dans ses décisions stratégiques ? »
Je suis donc en quelque sorte la première surprise de pouvoir faire ce constat, quelque peu enchanteur pour la passionnée d’écriture et de fiction que je suis. D’autres l’ont sans doute fait avant moi. Je débute. Mais ordinairement, le raisonnement se tient plutôt en sens inverse, de l’armement de la fiction sur la base de la réalité. 
Il y eut décidemment, au fil du temps dans cette étude que j’ai entreprise pour les éditions Robert Jauze, beaucoup de révélations de marches à contre-courant. 
Je crois qu’il convient de conclure que l’écrit n’aura jamais fini de nous surprendre ni de nous apprendre, et que c’est bien là la raison pour laquelle nous devons tout faire pour sa préservation et sa transmission.