mercredi 23 janvier 2013

Cuisine littéraire




Le pastiche renoue avec la tradition rhétorique et prend au sérieux l’ambition de « critique en actes » dont parle Proust.
Qu’a-t-on conçu du style des auteurs classiques maintes fois étudiés ou encore d’auteurs contemporains plus ou moins appréciés ?
En osant l’imitation révérencieuse ou la parodie, l’expérience oblige à mettre au clair ses opinions et à retourner à la lecture de l’œuvre originale pour mesurer ses préjugés et affiner son observation.

Sur le modèle de « La soupe de Kafka » de Mark Crick, il s’agit d’entrer dans la cuisine d’auteurs choisis et d’aller jusqu’à livrer la recette du plat qui leur ressemble le plus.


Dans la cuisine de Kafka 
Avec Elodie Langlet  :
1er jet

Alors tous les cuistots de bas étage se mirent en mouvement. Coupant, pilant, mixant, cuisant avec des gestes brusques et maladroits, tous fébriles, sous le regard inquisiteur du sous officier de cuisine. Il régnait un silence pesant sur l'office, entrecoupé du bruit sec des coups, des raclements, des bouillonnements qui faisait parfois sursauter un petit commis à l'essai.
Les uns épluchaient les légumes, les autres les coupaient à toute vitesse, d'autres encore les plongeaient dans l'eau bouillante et remuaient ensuite le tout avec une rage anxieuse.
À un moment l'un d'eux s'entailla le pouce dans un excès de ferveur, et de peur d'être puni, sorti sans un cri, ne laissant derrière lui qu'une place vide et une tache de sang dans cette usine culinaire.
Quand le chef fit son entrée, le bruit augmenta un instant, car tous accélérèrent encore le mouvement, puis le silence devint total, quand il porta à ses lèvres une cuillère de la soupe. 

2ème jet
LA SOUPE DE KAFKA

Tod était nerveux. Il travaillait là depuis quelques jours seulement, et aujourd'hui, le chef allait venir contrôler la qualité de la soupe. Après tout, il n'y avait rien d'exceptionnel à cela, se disait-il. N'était-il pas dans un restaurant chic qui avait connu son heure de gloire dans les années 80, mais qui continuait d'attirer une partie du gratin parisien ?

Un cri du chef de rang le sortit de ses rêveries et la cuisine entière s'extirpa de la léthargie ambiante.

Alors, tous les cuistots de bas étage se mirent en mouvement. Coupant ou mixant avec des gestes brusques, maladroits, fébriles ; courbés, sous le regard inquisiteur du sous-off' ; ils s'activaient.

Il régnait un silence pesant sur l'office. Seul le bruit sec des coups, quelques raclements, des bouillonnements timides faisaient parfois sursauter un commis à l'essai.

Tous les légumes y passaient.  Ceux que l'un épluchait, d'autres les plongeaient dans l'eau bouillante et remuaient ensuite le tout avec une rage anxieuse. Ce spectacle, exécuté avec une froideur méthodique, rappela à Tod l'image qu'il s'était faite, dans l'enfance, des camps de la mort.

À un moment, quelqu'un s'entailla le pouce dans un excès de ferveur et, de peur d'être puni, il sortit de la cuisine.  Il ne laissa derrière lui qu'une place vide et une petite tache de sang.

Quand le chef fit son entrée, le bruit augmenta un instant (car tous accélérèrent encore le mouvement). Puis, le silence devint total.

Il porta à ses lèvres une cuillère de la soupe. 

Avec Anne Marti-Cavallé :
Une fois les pommes de terre englouties, l’un des messieurs émit un grognement qui semblait être à la fois un bruit de satisfaction et d’impatience. Aussitôt, la mère se précipita dans le séjour, pour débarrasser la table, sous les yeux des trois sous-locataires, dont l’attitude faisait penser à de la méfiance. Grégor, depuis la porte entrouverte de sa chambre, pouvait sentir le fumet des pommes de terre et cette odeur le rendait plein d’amertume. « Moi aussi, autrefois, je m’empiffrais de tous ces mets, pensait-il en lui-même, et désormais, on ne me nourrit plus que de miettes ». Bientôt, la sœur, apparemment émue aux larmes, réapparut dans le salon avec des assiettes propres pour le dessert. Vint enfin, au bout d’un instant court mais qui eut l’air d’impatienter les invités, le père, qui apportait des châtaignes, pour finir le repas. Elles venaient de la forêt voisine et avaient été ramassées en toute hâte et dans la plus violente anxiété, par la sœur et la mère. Elles avaient eu à affronter le froid hivernal pour accomplir leur tâche et la bise leur avait giflé le visage, tandis qu’elles s’affairaient à chercher les fruits sous les feuilles mortes et à racler la terre humide de leurs ongles. Les châtaignes se trouvaient maintenant au milieu d’un plat de cuivre, modestes et peu représentatives de l’effort qu’elles avaient coûté. A nouveau, les messieurs examinèrent le plat avant de donner leur assentiment, d’un bref mouvement de tête. La mère, qui avait observé le manège des invités depuis la cuisine, et le père se regardèrent avec intensité. Tout dans leur mine exprimait le soulagement. Une fois la famille enfermée dans la cuisine, les messieurs commencèrent à manger et engloutirent en quelques secondes la plupart des châtaignes, sans un seul bruit ni un seul mouvement pour exprimer le contentement. Le seul bruit que Grégor entendit pendant un long moment fut celui des coques que les messieurs retiraient avant de porter les fruits à leur bouche. Il ne resta bientôt, épars dans le plat, que des épluchures éparpillées dans le fond et qui témoignaient du sort qui venait d’être jeté au dessert. Grégor avait envie d’approcher le plat, pour voir s’il ne restait pas quelques miettes de châtaignes qu’il pourrait mastiquer afin de combler son appétit. Mais la présence sans doute hostile des messieurs le retenait et il resta dans sa chambre, à attendre leur départ.

Avec Laure Jaen :
La soupe de Kafka
K venait de rentrer chez lui, il passa la porte d’entrée et à tâtons, il appuya sur l’interrupteur.
La petite salle blanche s’illumina. K avait invité son avocat et sa femme afin de discuter de l’avancement de la chose. Il se mit alors à la hâte pour préparer leur rendez-vous. K installait avec stratégie et maniérisme la petite table en bois qui lui servirait ce soir. Elle était située au beau milieu de sa cuisine et était entourée de trois tabourets en osier. Il prit soin de poser le couteau à droite et la fourchette à gauche. Tout en réfléchissant au dîner, il ouvrit le réfrigérateur et y vit des légumes du marché de la veille, généreusement apportés par la vieille femme d’en face. K ne la connaissait que de vue, mais tous les mardis midis elle pensait à lui apporter un cabas remplis de légumes frais. Elle ne le voyait que très peu sortir de chez lui et s’inquiétait probablement de son ravitaillement alimentaire. Il aimait bien son petit chien, même si celui-ci montrait parfois les crocs quand il tentait de s’approcher trop près de la vieille. K baissait alors le regard et refermait la porte massive de son appartement. Il prit un potiron, des carottes et des poireaux. L’ampoule de son unique lampe commençait à grésiller et l’heure avançait cruellement vite.
Puis, il prit un couteau pour éplucher les carottes et se mit à la tâche avec vigueur mais le carotène de la peau tachait ses doigts fins. Cependant, la lame aiguisée était bien utile au potiron et à l’élagage sommaire des poireaux.  Il prit ensuite chaque aliment pour le passer avec minutie au hachoir.  K, qui avait toujours vu sa mère faire, mit le tout dans une marmite en fonte et laissa mijoter jusqu’à ce que l’odeur appétissante de la soupe, émane. Il tournait en rond dans sa cuisine, fixé sur l’horloge, chronométrant chaque seconde. Le temps passa. Il sentit l’odeur de la soupe enfantine.
Mr l’avocat et sa femme sonnèrent à la porte.
- Avez-vous eu le temps de répondre à mes questions ? demanda K.
- Justice sera faite ! Il faut du temps à toute cette paperasse. Répondit l’avocat qui n’eut pas le temps de présenter sa femme.
- Certainement ... certainement.
Il faut user de votre influence, le temps est précieux. Mais présentez moi donc votre compagne. Repartit K.
Ils se mirent à table, K amena la soupe avec précaution et servit chaque invité.
« J’espère que ce dîner fera avancer l’affaire, pensa K, il faut absolument qu’il en parle aux magistrats. J’aurais peut-être dû servir du canard. »



Dans la cuisine de Proust :
avec Marine Therme  :

1er jet
Tiramisu à la Proust

"Le café étant en vogue dans notre société, si froide malgré la chaleur dans laquelle avaient pu être récoltés ses grains, restait la meilleure boisson susceptible de donner à mon corps le regain dont il manquait et m'amena dès lors à scruter le boulevard principal qui desservait la ville lumière à la recherche d'un de ses plus prestigieux établissements, me prédisposant ainsi à côtoyer la chaleur humaine. Le reflet des lustres, le silence des peintures exposées qui faisaient face à des fauteuils datant de l'Antiquité, étaient médiocres mais suffisaient à me faire apprécier la crème de mascarpone luisante qui surplombait les monts issus de Savoie sur lesquels avait été saupoudrée une poudre de cacao."

2ème jet
La pièce montée à la Proust

INGREDIENTS :
Des kilomètres de pages blanches.
5 g de mascarpone.
Un fauteuil datant du XIIIè siècle.
100 biscuits à la cuiller.
Un spécialiste du langage soutenu.
2 cafetières entières de café.
Un dictionnaire complet des synonymes.
Beaucoup de poudre de cacao.

Il y avait bien des années que je n'avais connu de plaisir aussi délectable que celui que me procura cette denrée si nécessaire à mon corps décrépi et qui faisait étroitement lien avec mon esprit et mes préoccupations de toujours. Je fus donc amené à scruter le boulevard principal qui desservait la ville, par un fil invisible et une soudaine envie d'aller à la rencontre de cette saveur nouvelle et prisée dans la société qui est la nôtre malgré sa froideur si prenante, à la recherche d'un de ces établissements les plus prestigieux qui soient. J'appris par le garçon de café que ses grains étaient issus de pays chauds dont l'odeur exotique venait à moi, effleurant ainsi mon sens olfactif ; je me ravissais d'une notion sans cause. Confortablement installé dans un fauteuil du XIIIè siècle, j'étais ainsi transporté jusqu'à l'ère de Dante, ce poète italien prodigieux qui aurait été  certainement très fier de pouvoir associer le délice que j'allais connaître à son pays d'origine. Le miroitement des lustres anciens, l'immobilité des peintures italiennes dans laquelle j'étais installé me plongeaient dans un univers complaisant et accommodant pour me faire apprécier la crème de mascarpone bien lisse et luisante qui surplombait ces nombreux monts savoyards dont la rotondité permettait d'intégrer savoureusement la poudre des cacaoyers, adoucissant ainsi l'amertume dégagée par le café et qui me surprit, mais éveilla en moi une douceur de vivre qui apaisa toutes mes douleurs passées, mes clichés limités sur la vie et sa brièveté illusoire par la présence de cette essence en moi. Or, l'essence de ma vie, c'était bien moi. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? C'est alors que je me tournai vers mon esprit afin d'apporter un éclaircissement à cette sorte d'opium qui avait endormi ma tête pour ne laisser place qu'à la sollicitation de mes sens.


<!--[if !supportLists]-->-         <!--[endif]-->avec Elodie Wotling  :
C'est alors que j'aperçus sur ma gauche un homme dont l'âge était difficile à définir tant il était incommodé et dissimulé par des accessoires, dont un chapeau et un foulard, de tissus et de couleurs différents et qui lui cachaient une partie du visage, ne laissant apparaître que le nez et la moitié de la joue. Le foulard était de soie blanche tachée de petits motifs vermeils assortis à une énorme fleur posée sur le chapeau aux larges bords, ne permettant pas à mon regard de saisir la teinte ni la densité de ses cheveux. Ce n'était néanmoins pas cet homme qui m'intéressait mais plutôt le mets, dans une tasse en verre du meilleur goût, qui était posé devant lui telle la pomme devant Eve. On pouvait percevoir dans ce dessert, digne d'être dégusté, plusieurs couches de différents bruns allant du plus clair au plus sombre, recouvertes d'une épaisse crème fouettée vaporeuse parsemée de poudre de cacao légère, bien plus appétissante que celle de mon café. L'idée me vint alors de demander à cet homme le nom de cet admirable entremets, mais ne voulant pas paraître impoli ou ignare, je me mis à chercher une autre solution, mon regard se dirigea alors entre ma tasse de café et le cendrier, là où se trouvait la carte des desserts, que je n'avais jamais lue auparavant malgré ma forte fréquentation de cet établissement. Je me rendis compte qu'elle était très bien présentée, propre, que les choix y étaient inscrits en italique dans une magnifique couleur dorée ; j'y reconnaissais plusieurs desserts de ma connaissance tels que le clafoutis aux cerises, que je dégustais tous les étés à Combray grâce à la  prolifération des cerisiers près du parc des Guermantes, le fraisier, que je connus dès mes premiers séjours à Balbec, ou le fondant au chocolat, réservé aux jours de fête, mais deux intitulés aux accents étrangers m'étaient inconnus, le Kouign Amman et le tiramisu ; le premier portant un nom particulièrement imprononçable, je me dis que mon dessert ne pouvait être que le second, avec sa dénomination italienne parfaitement charmante. J'en fis alors la commande auprès de mon serveur, après avoir attendu que l'homme de gauche soit parti, de peur qu'il ne me voie comme un vil imitateur, et je bus mon café en attendant son arrivée.
Une fois servi, son odeur me rappela immédiatement le café que je venais d'absorber, et fermant les yeux, je pouvais ressentir l'ambiance qu'a Paris les jours humides, lorsque chacun se réfugie dans les bistrots pour se réchauffer en buvant un café. Dès la première cuillère, je reconnus ce parfum qu'avait mon café, mélangé à la poudre de cacao et à l'Amaretto, et malgré la fraîcheur de ce dessert, les saveurs me réchauffèrent intérieurement, tout en m'apportant de la douceur et de la légèreté, grâce au mascarpone mélangé aux blancs d'œufs en neige sucrés, et du moelleux, grâce aux biscuits de Savoie imbibés de café. Ma dégustation finie, je rentrai chez moi le cœur dans un état de joie semblable à ma première visite du vieux Paris.


Dans la cuisine de La Fontaine :
avec Kevin Massimo :

1er jet
Gratin Dauphinois sauce La Fontaine

Il fut un jour où le roi des animaux,
Sire Lion de son trône demanda en ces mots :
« Que toute créature prépare pour moi
Le plat qui sûrement me mettra en émoi,
J'exige ici-même le tribut d'un roi !
Préparez-moi instamment un gratin Dauphinois ! »
Le jeune dauphin en ces mots prit grand peur,
Lui qui ne souhaitait que raffinements, honneurs,
Et visiter tout le gratin de la cour,
Ne voulait point terminer dans le four.
Maître Ours prit sa toque et se mit à la tâche,
Répartissant les animaux par ces vers :
« Envoyez la taupe aux pommes de terre,
Confiez crème et beurre à la vache ».

« En tranches ces pommes de terre ! Que coule à flots l'amidon ! »
Le crocodile tenait lui aussi sa place dans l’œuvre,
Les yeux ruisselants coupant les oignons.
Les animaux travaillaient ainsi tous en cœur,
L'ail était dépecé, la noix de muscade pelée,
Sous les ordres de l'ours la crème fraîche s'étalait.
Maître Renard, par le bruit alerté, ramena un fromage
Que la cigale râpa tout l'été.

Du mitron au sommelier tous étaient en nage,
En quelques heures la fine équipée
Présenta au Lion le mets désiré.
Après quelques bouchées s'effondra le souverain,
Là où nul n'avait frappé le cholestérol abattit son poing !

Il est bon de manger en abondance,
Mais prenez garde à bien mener la danse,
Si confiseries et margarine sont les phénix des hôtes de votre panse,
Alors la graisse vous frappera de sa lance.


2ème jet
Gratin Dauphinois sauce La Fontaine

Il fut un grand jour où le roi des animaux,
Sire Lion de son trône demanda en ces mots :
« Que toute créature fasse pour moi ouvrage
Du plat qui j'en suis sûr me mettra en émoi,
J'exige toute la merveille de cet âge,
Préparez instamment un gratin Dauphinois ! »
Le jeune dauphin à ces mots prit grande peur,
Lui qui ne souhaitait que plaisirs et honneurs,
Et visiter tout le beau gratin de la cour,
Ne voulait point ainsi terminer dans le four.
Maître Ours prit sa toque et se mit à la tâche,
Répartissant les animaux de par ses vers,
Envoyant la taupe aux pommes de terre,
Confiant crème et beurre à la vache.

« Coupez ces pommes de terre, versez l'amidon !
Je veux que ce gratin soit terminé dans l'heure ! »
L’œuvre progressait, Maître Ours haussait le ton.
Les animaux travaillaient ainsi tous en chœur,
L'ail était dépecé, la muscade pelée,
Sous les ordres de l'ours la crème s'étalait.
Maître Renard, par le bruit alerté,
Apporta un fromage sûrement dérobé.

Du mitron au sommelier tous étaient en nage,
L'Ours menait vite la procession du graissage,
En quelques heures la fine équipée
Présenta au Lion le mets désiré.
En quelques bouchées s'effondra le souverain,
Là où nul jusqu'ici n'avait osé frapper,
Dans le cœur de l'orgueilleux très bien né,
Le cholestérol abattit son poing !

Il est bon de manger en abondance,
Mais prenez garde à bien mener la danse,
Si de sucre et margarine vous faites
Les phénix des hôtes de votre panse,
Maudissant diététique et toute vision d’esthète,
Alors la graisse vous frappera de sa lance.