PARTIE I - SCÈNES DE VIE
La chaîne alimentaire
Aujourd’hui à l’école,
c’était comme à la guerre ! Deux ennemis jurés s’affrontaient. Ca griffait, ça mordait, ça
criait, ça hurlait… ça
a même pleuré ! Même
la maîtresse elle
ne savait plus quoi faire. Tout ça
parce que le Chat et le Rat se battaient sans arrêt.
Au début, on jouait juste tous
ensemble. Puis le Chat a voulu jouer à
faire la chaîne
alimentaire, alors il a mordu le Rat très
fort ! Après c’était la grosse bataille. Impossible de les séparer… La maîtresse
a finalement réussi à les calmer, et elle les a
punis chacun dans une pièce.
Mais du coup, la maîtresse elle a
dit : « Fini les ateliers de maquillage ! »
Vitalie Bernard
Train-train quotidien
–
Oh et attends, regarde celle-là
là-bas avec son chien ! Ce
qu'elle est vieille !
–
T'as raison, elle doit avoir au moins un siècle
! Heureusement que le chien l'emmène
en balade de temps en temps, qui sait comment elle finirait si elle ne prenait
pas le soleil de temps à
autre ?
Va-s-y, note-la sur le carnet.
–
Attends laisse-moi le temps, je veux faire ça
bien, qu'on puisse se relire un jour.
–
N'empêche, cette idée de noter tous les gens
bizarres qu'on croise, c'était
pas si mauvais comme idée.
–
Ouais, tu dis ça parce que
c'est toi qui y as pensé
!
–
Roo... T'abuse ! Oh tiens regarde-le celui-là
! Il en tire une de ces tronches ! Mais regarde!
–
Deux secondes, il va pas disparaître
! Et puis le quai est pas trop bondé,
il risque pas de se cacher derrière
quelqu'un.
–
Oh la la, celui-là on ne peut
pas ne pas le noter ! Collector ! Un comme ça,
t'en as pas tous les jours !
–
Tellement ! Il fait tout crasseux avec ses vêtements.
Et puis ses cheveux... Ce qu'il est ridicule ! Et cette démarche de condamné !
–
Heureusement pour lui le ridicule ne tue pas. Allez, note ! Et puis passe-moi
le carnet après, je
voudrais le dessiner. Mince, y a du monde qui arrive. Vite ! Je vais bientôt plus le voir !
–
Oublie pas de dessiner la vieille ensuite.
–
T'inquiète j'ai mémorisé comment elle était.
Le train arrive bientôt
sur leur quai, je vais faire mon possible pour mettre sur papier jusqu'à la moindre puce qui lui ronge
la tête. Il pense à quoi à ton avis ?
–
Je sais pas, on dirait qu'il regarde sans vraiment regarder, comme s'il était perdu dans ses pensées. Il a des cernes comme des
coquards ! Je crois qu'il a froid, t'as vu comme il tremble ?
–
S'il avait de meilleurs vêtements
la question ne se poserait pas...
–
C'est peut-être un SDF...
–
Joseph le SDF !
–
T'es nulle... Se moquer des gens d'accord, mais pas de ceux qui ont des problèmes comme ça.
–
Et la vieille tu crois qu'elle pète
le feu ? J'te parie que dans deux ans elle aura clamsé.
–
T'as raison, on ferait mieux d'arrêter...
–
Mais non ! C'est pas parce que les gens sont différents
qu'on ne peut pas se moquer d'eux!
On a tous nos problèmes.
–
Il a vraiment pas l'air bien.
–
C'est un SDF. Comment veux-tu qu'il aille bien ? Le train arrive.
– Il tremble de plus en plus...
–
Ca y est j’ai fini de le
dessiner ! Au moins on se souviendra de lui.
–
Tu trouves pas qu'il est bizarre ?
–
Ah ça ! Complètement !
– Nan, pas comme ça ! Bizarre genre pas bien du
tout.
–
Il a froid, laisse-le, on a déjà tout sur lui. Occupe-toi plutôt d’elle avant que le train nous la cache. Zut ! Trop tard : il arrive !
–
Mais qu'est-ce qu'il fait ? Stop !! Stoppez le train !
–
Oh le c** !
Jean-François Favre-Marinet
La
Blanche Neige du cinquième
Enfermée
depuis des heures, des jours, des mois, des années... Bertille a des
envies, des espoirs aussi. Elle aspire à tellement plus que cette
vie monotone qu'elle s'est construite. Elle a les formes d'une femme,
mais les craintes d'une petite fille. Elle ne voit jamais personne,
sa seule sortie ? Aller chercher son courrier. Pour le reste
c'est tout par correspondance : courses de la semaine,
vêtements, meubles... elle s'arrange même pour que le livreur lui
dépose le tout devant la porte sans même se donner la peine de lui
ouvrir. C'est une de ses manigances bien ficelées pour lui éviter
de parler ou même de croiser le regard de qui que ce soit, sinon
c'est un flot de balbutiements de collégienne timide et un visage
rouge écrevisse. En somme, les situations inconfortables : très
peu pour elle.
A
défaut d'avoir une vie de femme épanouie pleine d'amis, d'amour et
de distractions, elle se noie dans les romans à l'eau de rose ;
fantasme sur ses héroïnes de papier qui se marient et ont beaucoup
d'enfants ! Mais ce qu'elle aime par dessus tout c'est jouer de
la harpe. Rien ne lui procure plus de plaisir que de laisser filer
ses doigts sur les cordes sensibles et cristallines de son
instrument.
Arrive
un jour béni, une tornade dans l'océan calme qu'est la vie de
Bertille.
Alors
qu'elle révise ses gammes et ses arpèges, elle voit du coin de
l’œil se glisser un morceau de papier sur le parquet juste sous sa
porte. La simple idée de savoir quelqu'un derrière la cloison lui
donne des sueurs froides et les mains moites. Fébrilement elle
ramasse ce drôle d'imprévu, le déplie avec soin : «
Vous avez une voix sublime et c'est un grand plaisir de vous entendre
jouer chaque jour. Accordez-moi l'immense bonheur de mettre un visage
sur un si grand talent. Rendez-vous dans deux heures en bas de votre
immeuble. ».
Vous
connaissez les papillons dans le ventre ? Pour Bertille c'est à
ce moment une nuée, un bataillon entier de gros coléoptères qui
lui remue les entrailles.
Un
admirateur secret ? Un beau prince aux cheveux d'or sur son
cheval blanc ? Toutes les histoires d'amour qu'elle a pu
engloutir et qui l'ont tant fait fantasmer ; enfin elle a la
chance d'en vivre une ! Elle, Bertille, trente ans, harpiste à
tendance agoraphobe et collectionneuse de catalogues par
correspondance !
Mais
l'excitation du moment cède la place aux doutes : « Et
s'il était laid comme un pou ? Ou pire, s'il avait mauvaise
haleine ? ». Trop de questions se bousculent dans sa
tête ; pour faire taire tout ça, une bonne gifle s'impose.
Elle se met donc cette gifle et se sermonne : « Écoute
Bertille, c'est peut-être ta seule chance de sortir de ton terrier !
Mets ta jolie robe commandée la semaine dernière sur La Redoute, un
bon coup de maquillage et tente ta chance ! ».
Ni
une ni deux, elle commence à se pomponner pour son mystérieux et
romantique inconnu tout en chantant « un jour mon prince
viendra... ».
S’approche
enfin l'heure pour notre Blanche Neige, elle a encore dix minutes
devant elle : « Surtout ne pas arriver en avance sinon il
va me prendre pour une désespérée mais pas trop en retard sinon il
va penser que je suis une peste... ».
Après
ces vaines et futiles constatations, huit minutes ont déjà filé ;
et deux minutes c'est pile le temps qu'il lui faut pour descendre les
cinq étages et arriver à l'heure convenue.
Excitée
comme une puce à l'idée de rencontrer son prince charmant, elle
dévale les escaliers quatre à quatre mais prend soin de descendre
les derniers avec grâce, comme une lady. Vous comprenez, si jamais
il la voit arriver en trombe comme une désaxée...
Elle
se tamponne le front avec un mouchoir, prend une grande inspiration
et voilà notre Bertille qui prend avec une assurance maladroite la
poignée de la porte du rez-de-chaussée. Juste derrière se trouve
une dame assez chétive et d'un âge bien avancé avec canne et sac à
la main ; elle est rudement bien habillé et très coquette.
Par
politesse Bertille la salue d'un mouvement de tête et d'un sourire
forcé tout en scrutant anxieusement la rue. La vieille dame affiche
un sourire radieux : « Je suis sûre que vous êtes la
p'tite musicienne du cinquième. D'puis l'temps qu'on vit sur le même
palier il fallait bien qu'on s'rencontre un jour ou l'autre. Ça
m'fait plaisir que vous ayez accepté mon invitation. Allons boire un
café et en terrasse surtout, z'êtes bien pâlotte ! Pour sûr
un bon bain de soleil vous f'ra du bien ! ».
Amandine
Cristin
« Je
reviens te chercher dans quelques minutes »
Voilà.
Voilà la dernière phrase qu’il m’a dite en m’attachant à un
poteau sur le bord d’une autoroute avant de remonter dans sa
voiture et de partir.
Je
m’appelle Hector, enfin c’est le nom que mon maître m’avait
donné avant de m’abandonner. Oui, je suis un chien et je vais vous
raconter mon histoire.
Tout
a commencé lorsque je suis arrivé dans cette fameuse maison. J’ai
été accueilli comme un nouveau-né, toute la famille était
contente qu’il y ait un nouvel arrivant. Au début, le
maître qui
m’avait adopté me trouvait adorable. Il me
chatouillait et je mordillais ses doigts.
Cependant,
j’ai commencé à grandir et à faire
de plus en plus de grosses bêtises comme faire mes dents sur les
meubles en bois ou déchirer les coussins. Mon maître n’a pas
compris que je m’ennuyais parce que je n’avais plus de
jouet, ni compagnon animal ou humain avec qui jouer. Cela a
commencé par
une petite tape sur les fesses, puis deux, puis il a commencé à
utiliser un bâton.
Plus
je faisais des bêtises et moins il était patient. J’ai essayé de
jouer avec lui mais il disait qu’il n’avait pas le temps, alors
je repartais me coucher et recommençais mes « conneries ».
C’est ce qu’il a dit une fois alors qu’il m’a retrouvé en
train de secouer un sac de farine. Il y en avait partout dans la
cuisine. Il n’a peut-être pas compris que je voulais qu’il
remarque ma présence.
Un
soir, après une énième bêtise, il m’a enfermé dans le sous-sol
de la maison. Il faisait nuit et j’étais apeuré. Je ne sais pas
combien de temps je suis resté dans le noir. Cela m’a paru une
éternité !
Lorsqu’il a déverrouillé la porte, il m’a trouvé recroquevillé
dans un coin, il m’a à peine adressé un regard et a laissé la
porte ouverte pour que je puisse sortir.
Après
cet épisode, il avait l’air plus calme, plus gentil et il ne
s’énervait plus contre moi. Alors j’ai commencé à me frotter à
lui pour demander quelques caresses et il m’en a donné !
Cela a duré pendant trois jours ou peut-être plus et puis un beau
matin il m’a emmené dans sa voiture et je me suis retrouvé là
accroché à ce fichu poteau.
J’ai
attendu là longtemps, espérant qu’il reviendrait sur sa décision
mais même pas !
J’ai pleuré, aboyé, hurlé à la mort mais personne ne
m’entendait. Alors je me suis endormi, j’étais très
fatigué
et assoiffé lorsque j’ai entendu un bruit. J’ai tendu l’oreille
et j’ai aboyé si fort que des personnes sont venues me délivrer.
J’étais si content de voir quelqu’un que j’ai effrayé une
dame qui essayait de s’approcher de moi. Je me suis tu et j’ai
remué la queue pour lui montrer que je ne lui ferais pas de mal.
Elle s’est alors rapprochée et a pu me détacher. J’ai
regardé autour de moi et j’ai vu un homme et deux enfants, ils
avaient l’air si heureux de me voir : comme
si j’étais déjà un membre de leur famille. J’ai
suivi cette famille sans hésitation car j’espérais, je
savais qu’ils
ne seraient pas comme mes anciens maîtres.
Depuis,
on m’a rebaptisé Lucky, ça veut dire « chance »
en anglais. C’est vrai, j’ai eu beaucoup de chance d’avoir été
sauvé par une famille aussi gentille. Je suis content de ce nouveau
prénom car il m’emmène vers un très beau futur
et ne me fait pas ressasser tout ce que j’ai enduré par
mon passé.
Manon
Dany
Elle
démarra sa voiture, se dirigea vers l’hôpital, comme chaque soir
depuis ses huit ans. Et comme chaque soir, Valentin l’attendait
face à la grande porte en verre, à l’entrée de celui-ci.
Il
eut un sourire en la voyant marcher d’un pas pressé, se dépêchant
d’arriver jusqu’à lui. Et comme chaque soir, ils se firent une
accolade amicale et s’allumèrent une cigarette.
-
Ça nous tuera, tu sais, dit Rory en tirant la dernière latte.
-
Lentement, mais sûrement, répondit simplement son ami. On entre ?
Elle
acquiesça d’un mouvement de tête, et comme chaque soir, ils
entrèrent et se dirigèrent vers l’ascenseur. Tout était devenu
automatique, ils ne partaient plus en vacances, ou très peu, ils ne
sortaient pas se saouler avec leurs amis. Ils n’en avaient pas de
toute façon, ils se suffisaient l’un à l’autre, ils savaient
que quand la fin serait proche, ils seraient ensemble, et c’était
déjà ça.
L’ascenseur
s’arrêta au quatrième étage et ils avancèrent vers la porte de
sa chambre. Une porte blanche sur des murs immaculés par laquelle
ils avaient, depuis longtemps, pris l’habitude d’entrer sans
frapper.
-
Salut Thomas ! lança Valentin en entrant d’un pas qui se voulait
enjoué.
-
Oh les mecs, je suis content de vous voir, je n’en pouvais plus de
ce livre. Il est vraiment minable! répondit Thomas en posant ses
lunettes et son bouquin sur la table basse, un sourire illuminant son
visage terni par la fatigue.
-
T’y connais rien de toute façon ! fit Rory en attrapant son
bouquin, faisant mine de le ranger dans son sac.
-
Nan, laisse-le-moi, j’me fais trop chier pour arrêter de le lire !
dit-t-il dans un rire.
Elle
rigola à son tour en reposant le dit livre sur la table, avant de
s’asseoir sur l’étroit lit d’une place où était allongé
Thomas. Elle écoutait d’une oreille les deux frères bavarder, se
remémorant les maigres souvenirs qu’elle avait de leur enfance
passée ensemble.
Il
lui était encore difficile d’accepter la leucémie de son ami, et
elle n’osait pas imaginer la douleur que pouvait ressentir
Valentin.
Ils
savaient depuis longtemps qu’il les quitterait un jour mais ils se
cramponnaient à l’idée qu’il avait déjà gagné douze années,
qu’il pourrait en gagner plus encore. Il était un véritable
battant et les médecins misaient beaucoup sur sa guérison avant sa
dernière rechute il y avait maintenant quelques mois.
-Et
toi Rory ? dit Valentin, sortant son amie de ses pensées.
-Hein
? répondit-elle
-Tu
veux un café ?
-S’il
te plaît.
Il
se leva de la chaise sur laquelle il était assis et sortit de la
chambre. Thomas profita alors de l’absence de son frère pour
planter un regard accusateur dans celui de son amie, la réprimandant
sur sa perte de poids considérable qu’il avait remarquée depuis
quelque temps. La jeune fille leva les yeux au ciel et se contenta de
changer de sujet.
Il
était vrai qu’elle maigrissait à une vitesse affolante. C’était
comme ça, elle n’arrivait pas à se nourrir quand elle était
déprimée.
Thomas,
quant à lui, s’en voulait de semer le désordre dans la vie de ses
proches tout en remerciant le ciel qu’ils soient à ses côtés.
C’était là un de ses plus vifs combats intérieurs, il
réfléchissait souvent à la douleur que causait la maladie à ses
proches, et pensait parfois qu’il aurait mieux valu qu’il ne
vienne pas au monde. Cela leur aurait évité bien des nuits
blanches.
Valentin
revint avec trois tasses de café fumantes, il s’apprêtait à les
poser sur la table de chevet quand son frère le coupa dans son élan.
-
Attends ! J’ai envie de marcher un peu, autant descendre avec les
cafés, vous fumerez votre cigarette en même temps comme ça.
(…)
Il
était assez rare d’avoir un hiver aussi doux à Stuttgart, pour le
plus grand plaisir de Thomas qui pouvait sortir se promener dans le
parc de l’hôpital à sa guise. Le garçon regardait son frère et
son amie fumer leur cigarette et regrettait de ne pas pouvoir goûter
aux plaisirs des autres jeunes de son âge. Du haut de ses vingt ans,
il n’était sorti que de rares fois avec ses amis, il n’avait
jamais mis les pieds dans un bar, n’avait jamais goûté à un
joint et se faisait réprimander dès qu’il avait le malheur de
réclamer une clope. Il le désirait juste pour faire comme tout le
monde, juste pour se sentir normal. Ne serait-ce que pendant
l’instant éphémère d’une clope qui se consume.
Il
sentit une goutte d’eau tomber au sommet de son front et ferma les
yeux à ce contact. Il aimait la pluie, il aimait la nature, il
aimait sentir l’herbe s’affaisser sous ses pieds quand il
marchait. Il aimait la vie. Mais, avec le temps, il s’était fait
une idée. Il ne verrait jamais le sommet d’une montagne, ni les
puissantes vagues de l’Atlantique s’écraser sur les rochers sous
un temps orageux.
Il
profitait néanmoins des petits moments qu’il passait avec sa
famille et du plaisir que l’on a à regarder les tournesols lors
des longs trajets en voiture. Tout cela était loin d’être aussi
appréciable que la nature immense et sauvage qu’il rêvait de
découvrir, mais il était encore debout, et pour cette raison il
refusait de se plaindre.
(…)
-
Tu voulais me voir, moi ? Juste moi ? questionna Rory au moment même
où elle refermait la porte, avant d’appuyer son dos contre
celle-ci. Pourquoi ? renchérit-elle en constatant qu’elle n’avait
pas de réponse.
Thomas
s’assit au bord de son lit et enfila ses chaussures, toujours
silencieux. Rory ne réagit pas à son silence. Elle avait compris et
se contenta de suivre son ami jusque dans le parc. C’était une
matinée fraîche mais le soleil faisait éclater les feuilles des
arbres en de milliers de scintillements. Le gèle matinal sur les
brins d’herbe n’empêcha pas le jeune homme de s’asseoir face à
la petite marre, où il avait l’habitude de lire durant les beaux
jours. Rory s’assit à ses côtés, l’observant jeter des
cailloux dans l’eau, attendant patiemment qu’il prenne la parole.
-
Tu sais, je le sens, dit-il en regardant droit devant lui,
s’efforçant de garder les traits de son visage tirés. J’veux
pas, Rory, j’veux pas. Mais ça arrive. Ça vient et j’ai
l’impression de ne rien savoir, de ne pas avoir avancé, j’en
suis toujours au même point qu’avant, et si je reste ici, j’ai
l’impression que je partirai vide.
Elle
s’en était doutée, elle enroula ses bras autour de celui du
garçon et posa sa tête sur son épaule, continua d’observer les
branches se refléter dans l’eau. Elle savait qu’il n’y avait
qu’à elle qu’il s’adressait. Il ne pouvait pas en parler à
Val. Il ne supporterait pas d’entendre ce genre de discours. Pour
lui Thomas était trop fragile pour sortir de l’hôpital, pour leur
mère aussi d’ailleurs. Il savait cependant que Rory le
comprendrait mieux, elle avait toujours été plus ouverte, moins
inquiète, moins fragile. Il savait que son étreinte se voulait une
réponse positive. Il la remercia, se tut un temps, puis cracha ce
qu’il retenait depuis longtemps. Se lançant dans des discours sur
la quête de soi, la grandeur du monde et son image à la fois
exaltante et horrifiante. Il lui racontait ses rêves de voyages, et
ce qu’il pouvait lire dans les livres; allongés en observant le
ciel, et elle l’écoutait, voyageant
avec lui.
(…)
Thomas
réfléchissait encore à la manière dont il allait annoncer la
nouvelle. Connaissant son frère, ce ne serait pas une mince affaire,
il était terrifié rien qu’à l’idée de voir son frère dans un
de ses accès de colère mêlés à de la tristesse. Il s’inquiétait
également quant à l’état moral de Rory, elle ne disait jamais
rien, mais sa flagrante maigreur en disait assez pour elle.
Le
jeune homme se retournait sans cesse dans son lit, il avait du mal à
dormir. Pourtant, avec les doses de médicaments que les médecins
lui prescrivaient, il aurait dû s’endormir facilement, mais, pris
entre inquiétude et peur, il ne fermait pas les yeux. En
témoignaient les cernes violacées sous ceux-ci. Comment allaient
faire face son frère et son amie quand il ne serait plus là ?
Réussiraient-ils à construire une vie normale ? L’oublierai
nt-ils, ou resterait-il le mauvais souvenir de leur vie passée,
celui qui les avait restreint dans leur relations et leur découverte
du monde ?
Et
la peur, oui, la peur d’affronter la mort. Il se disait que c’était
normal d’avoir peur, qui n’aurait pas peur d’affronter
l’au-delà ? Après tout, personne ne pouvait savoir où
allait l’âme quand l’esprit et le corps s’endormaient pour
l’éternité. Pour se rassurer, il aimait à penser qu’il
reviendrait au tout qu’il formait avec l’univers avant de naître.
Ses cendres donneraient vie à un arbre ou à une montagne, quelque
chose qui vivrait durant des millénaires.
Pour
lui, ce que racontait le nouveau testament n’était que mensonge,
tout comme les médecins mentaient sans cesse à propos de son état.
Il savait que la fin était proche et en avait marre d’entendre
tous ces espoirs qui étaient vains. Après tout, il connaissait son
corps et sa maladie mieux que les autres.
Une
seule chose le tenait en vie : il voulait découvrir, savoir,
apprendre, voir et sentir les choses qui l’entouraient. Le monde.
Il
se rassit dans son lit, malgré l’heure tardive, il mit ses
lunettes et se replongea dans son bouquin. Il aurait bientôt tout le
temps du monde pour dormir.
(…)
Thomas
respira un grand coup et annonça le possible commencement de sa
chimiothérapie.
-
Je n’aurai plus mes dreadlocks si je décide de suivre le
traitement, enchaîna-t-il, tentant un petit sourire pour détendre
l’atmosphère.
-
On se rasera la tête nous aussi, on formera une bande de skinheads !
dit Rory en lui tapant dans la main.
-
Comment ça « si tu décides de suivre le traitement » ? le reprit
Valentin.
-
Ben, je ne suis pas sûr de vouloir faire une chimio, lui répondit
son frère en se triturant les doigts.
-
Si tu ne le fais pas, tu ne seras plus avec nous, renchérit Valentin
sur un ton sec. Tu le feras.
-
Pourquoi faire ? Je ne vis pas, je survis et j’en ai ma claque de
ne pas vivre !
A
ces mots, son frère eut la réaction qu’il redoutait. Il se leva
d’un bon, crispa ses doigts dans ses mains en enfonçant ses ongles
dans ses paumes au point de les faire saigner. Ses larmes et sa sueur
coulaient le long de ses tempes et de ses joues. C’est au moment où
des grognements incontrôlés sortirent du fond de sa gorge qu’il
se mit à jeter tout ce qu’il y avait à sa portée, Rory essayait
de le calmer tant bien que mal, mais les accès de rage du garçon
étaient d’une grande violence. Il lança un coup de pied dans la
porte qui claqua contre le mur en s’ouvrant et sortit en courant.
-
Je reviens ! Promis ! Dit Rory à Thomas avant de suivre son ami dans
les couloirs de l’hôpital.
(…)
Elle
retrouva Valentin dans sa voiture, la portière côté conducteur
cabossée, sans doute par un coup de pied. On pouvait entendre la
respiration saccadée du jeune homme de l’extérieur.
Au
bout de quelques minutes, il finit par déverrouiller les portières
et Rory s’installa du côté passager, et, lui prenant la main, lui
expliqua qu’il devait accepter le choix de son frère. Ce dernier
devait être fatigué de tout cela, il aspirait à profiter de la vie
plutôt que de rester entre les quatre murs blancs et moroses de sa
chambre d’hôpital.
Au
début, Valentin refusait de l’écouter, puis comprit que même
s’ils le souhaitaient tous les trois très fort, ils ne pourraient
pas vieillir ensemble. Tous les projets qu’ils avaient envisagés
se brisaient sous leurs pieds.
-
Tu sais, lui dit Rory, ça lui ferait du bien un peu de nature. Qu’il
parte en l’ayant sentie.
Valentin
était contre cette idée. Rien que le trajet jusqu’à la montagne
ou la mer pouvait le tuer.
Mais
il abdiqua bien vite quand Rory reprit son discours sur la mort :
enfermé à l’hôpital, enfermé dans une tombe, durant sa vie et
puis jusqu’à l’éternité.
Il
comprit alors ce que Rory avait déjà compris à l’annonce de la
leucémie de Thomas. Il fallait qu’il pense comme elle, qu’il
agisse comme elle. Il lui fallait être fort afin de pouvoir soutenir
son frère. Il ne voulait pas qu’il quitte ce monde en s’inquiétant
pour lui. Il ne fallait pas qu’il s’inquiète. Il fallait qu’il
parte en paix.
(…)
Le
printemps c’était déjà installé depuis longtemps et l’état
physique de Thomas n’allait pas en s’améliorant. Toutefois, il
ne s’empirait pas non plus. Les médecins l’avaient autorisé à
rentrer chez lui, auprès de son frère et ses parents. Cela ne fut
d’ailleurs pas facile de persuader ces derniers de signer les
papiers afin qu’il puisse sortir et cesser les traitements, mais
après avoir écouté Valentin et Rory, ils finirent par accepter de
laisser une chance à leur fils de voir le monde.
C’est
ainsi que les trois amis se retrouvaient dans la voiture, en route
pour la vraie vie.
Ben
Howard - Old pine
Alors
que la voiture remontait les étroites routes de montagne, Thomas
passait sa tête à travers la vitre baissée du côté passager,
humant l’air pur, profitant des rayons de soleil qui caressaient
son visage et de l’odeur de pluie de la veille, qui persistait sur
la mousse couvrant les arbres qui les entouraient.
Rory
gara la voiture dans un petit parking à l’orée de la forêt et
tous trois sortirent de celle-ci, leur grand sac de randonnée en
main.
Rory
et Valentin remarquèrent le visage rayonnant de leur ami et frère,
dont les cernes avaient presque disparu malgré une nuit entière
passée dans la voiture. Il fut d’ailleurs le premier à ouvrir la
marche qui devait les conduire au sommet de la montagne. Il était
surexcité et s’arrêtait presque à chaque pas pour admirer la
vue. Il s’émerveillait devant chaque tronc d’arbre, chaque fleur
sauvage, chaque lac qu’ils croisaient sur leur route. Il répétant
à l’envie que la nature ne pouvait s’empêcher de créer des
choses magnifiques, même si elles étaient ignorées par les hommes.
Son
sac de randonnée, pesant pourtant pas loin d’une douzaine de
kilos, ne l’empêchait pas d’avancer rapidement, le dos bien
droit, la tête relevée, ne voulant à aucun moment manquer le
magnifique spectacle qui s’étendait face à lui.
Après
quelques heures de marche, ils arrivèrent à un grand lac, c’était
ici qu’ils passeraient la nuit, dans leur tente, les yeux sous les
étoiles.
Ils
posèrent leurs sacs et s’installèrent. Valentin partit chercher
du bois pour le feu, Rory montait les tentes en regardant son ami se
baigner à moitié nu dans le lac, un sourire ornant son visage.
Quand
tout fut prêt, Rory se leva et présenta à Thomas la surprise
qu’elle lui avait réservée. Elle sortit deux bouteilles de rhum
et un pochon rempli de cannabis. Le visage de son ami s’illumina.
Ils passèrent la soirée à boire et fumer, discutaillant du sens de
la vie, courant, criant, riant, dansant, sautant au rythme de la
musique qui émanait des enceintes portables que Valentin avait eu la
bonne idée d’amener.
Thomas
était aux anges, tout ce dont il avait rêvé était là, il y
touchait, il y goutait pour la première fois et tous les trois
sentirent que leurs rires n’étaient plus mensonges, ils étaient
vrais. Tout était vrai.
(…)
Valentin
était parti se coucher depuis quelques heures déjà. Complètement
saoul, il avait titubé avant de tomber raide dans sa tente, ses
vêtements et ses chaussures toujours sur lui.
Quant
à Rory et Thomas, ils s’étaient allongés près du lac et
regardaient le soleil se lever, bénissant un jour nouveau.
-
J’ai une dernière surprise pour toi, dit Rory, brisant le doux
silence.
-
Quoi donc ? Demanda Thomas en tournant sa tête vers son amie.
Elle
tourna la tête à son tour et posa ses lèvres sur les siennes, lui
offrant l’occasion de devenir un homme avant qu’il ne parte.
(…)
Thomas
s’était éteint quelques jours après leur escapade dans les
montagnes. Toutefois, il avait eu le temps de faire part de son
dernier souhait à ses proches. Il voulait être enterré dans la
nature, à l’endroit même où ils s’étaient rendus, au sommet
de la montagne, sous un vieux pin, face au grand lac, et, surtout il
désirait que son frère et son amie continuent le voyage à sa
place.
Valentin
et Rory s’avançaient sur le petit sentier, dans la montagne, leurs
sacs de randonnée remplis à ras bord sur le dos. Dans leur nuque,
on pouvait apercevoir un tatouage pointer le bout de son nez : trois
montagnes derrière un grand pin.
C’est
ainsi qu’ils entreprirent, main dans la main, une marche qui se fit
pèlerinage.
Laly
Griffon
Il
était tard ce soir-là : il faisait nuit depuis des heures.
Au
bar de la Sole, un homme frappait des doigts sur le comptoir en
chêne, le regard vissé sur le mouvement systématique de la
trotteuse. On l’appelait Kik. Ce surnom amenait de bons souvenirs à
son évocation : il lui avait été attribué dans des
circonstances surprenantes. Comme on aimait se divertir au bar de la
Sole, on ressassait cette histoire chaque fois qu’on en avait
l’occasion – on n’en parle plus maintenant.
Tout
le monde riait à tous les coups, hormis le plus jeune de la
bande qui devait avoir six ans. Le tenancier de la salle avait
dit : « A cet âge, on se fout des racontars de vieux
pêcheurs » et personne n’avait eu de motifs pour le
contredire. Alors, on avait initié le petit au billard : ça
lui avait plu de suite.
Ce
môme, c’était l’enfant de Kik. Il suivait son père dans ce
bar, le samedi soir, un week-end sur deux, depuis deux ans déjà. On
l’aimait bien, à la Sole. Il avait une gueule d’ange, des joues
de nouveau-né. Il était plus petit que ceux de son âge, plus
discret, moins chiant. Mais ce serait douloureux pour tout le monde
de le détailler davantage. Personne aujourd’hui ne veut plus se
souvenir de ce petit, il restera anonyme : ce sera mieux ainsi.
Ce
soir-là, donc, on veilla jusqu’au matin. Kik, le gosse, et le
reste des comparses. Quand les rayons du soleil frappèrent à
nouveau sur sa choppe, Kik détourna son attention de l’horloge,
l’esprit vaguement embrouillé. Il était triste, un peu ivre, très
concentré sur le rire de l’enfant qui ricochait sur les boules du
billard.
—
Bonhomme,
lui lança Kik sans se retourner entièrement, on va te ramener à ta
mère.
—
J’ai
pas envie.
—
C’est
qu’on n’a pas le choix, tu sais. Elle t’attend avant le
déjeuner.
—
J’irai
pas. Je veux rester.
Kik
a soupiré.
Son
fils n’avait jamais refusé de rentrer. Il n’aurait jamais dû le
faire ici : son père était bien trop triste une fois qu’ils
arrivaient au bar. Ça signait la fin du week-end, et des idées bien
plus obscures voilaient ce qu’il lui restait de raison. Ses pensées
s’enténébraient d’un coup, Kik lui-même n’aurait pas été
en mesure de démêler le ressort de leur mécanisme.
Kik
était triste, un peu ivre, et son fils auquel on ne donnera pas de
nom, ne voulait pas rentrer, voilà tout.
Sans
réfléchir, l’homme salua ses amis, ramassa l’enfant et ses
jouets sur le tapis du billard avant de sortir pour prendre la route.
Dans le bar de la Sole, on entendit le moteur tousser et les roues
aplatir l’herbe, bousculer le gravier. Puis plus rien.
Plus
rien du tout. Pendant des jours, une semaine et des mois, jusqu’à
ce qu’on ne les cherche plus dans les ombres du bar, jusqu’à ce
qu’on les retrouve liés par une corde à sauter sur la berge d’un
canal.
Mélissa
Pioc
Gwendoline
et Sven étaient amis depuis leur enfance.
Comme tous les garçons, Sven jouait au football tandis que
Gwendoline jouait à la corde à sauter avec les filles. Sauf qu’ils
étaient voisins, que ce soit en classe (les élèves étaient placés
par ordre alphabétique), ou dans leur village (Gwendoline habitait
au douze et Sven au douze bis). Du coup, ils étaient plus proches
l’un de l’autre qu’avec leurs amis du même sexe.
Aujourd’hui,
ils avaient dix-sept ans, et tout était différent. Il n’y avait
plus de football ni de corde à sauter, et les voisins passaient
presque tout leur temps ensemble, au plus grand dam des autres
filles, qui craquaient toutes pour ce
grand Suédois blond aux yeux bleus. La jeune femme, quant à elle,
avait bien moins de succès : si Sven accumulait les conquêtes,
Gwendoline n’était jamais sortie avec un seul garçon. Elle ne
manquait pourtant pas de charme, mais elle avait quelque chose de
différent. Pour commencer, elle n’aimait pas les autres filles
(trop superficielles à son goût) : elle ne comprenait pas leur
attirance pour Twilight et autres vampires, bien loin de Dracula. Et,
selon elle, Justin
Bieber était loin d’être un chanteur hors pair. Bref, si elle
était différente, c’était surtout parce que les autres filles
étaient, à ses yeux, toutes
les mêmes.
-
Hier, mon père m’a encore demandé si on sortait ensemble.
-
Ah ? Et ça fait combien de fois ?
-
C’est la quatrième.
Gwendoline
le regarda en haussant un sourcil.
-
Depuis le début de l’année, s’empressa-t-il d’ajouter.
-
Je me disais bien, aussi… Maman m’a aussi posé la question, il
n’y a pas longtemps. Elle t’adore, tu sais ? Elle me dit « c’est
vraiment un garçon bien, Gwen. En plus, il est beau et très poli. »
Une vraie agence matriarcale !
-
Une quoi ? lâcha Sven pour que son amie répète.
-
Une agence matriarcale. Tu ne sais pas ce que c’est ?
Il
éclata de rire :
« Une agence matrimoniale, Line ! »
-
Ah, mince, c’est peut-être ça, ouais ! rit la jeune femme.
-
N’empêche, ça ne t’a jamais traversé l’esprit ?
-
De ?
-
Ben… Ça !
-
Non (Mensonge numéro un). De toute façon, ça serait trop bizarre
(mensonge numéro deux). Tu es genre… comme la famille
(Semi-mensonge numéro un). Et mon meilleur ami (seule vérité de sa
phrase).
-
Euh ouais. Moi non plus (mensonge numéro un de Sven). Après tout,
tu es un peu ma sœur (mensonge numéro deux). Et je ne te
supporterais pas (mensonge numéro trois) !
-
Et si on essayait ? Juste pour rire (mensonge numéro trois pour la
jeune fille) !
-
T’es sérieuse ?
-
Oui, ce serait drôle ! Comme ça, les gens arrêteraient de jaser,
et nos parents se calmeraient !
-
Une semaine ? sourit Sven, qui adorait jouer des tours à son
entourage.
-
Une semaine, acquiesça la jeune fille.
Jour
1 : Lundi
À
son réveil, la jeune fille reçut un
message : Bonjour ma chérie <3. Cette phrase la fit sourire en
secouant la tête. Elle répondit : Coucou mon cœur <3 .
Sven l’attendit même devant chez elle pour aller au lycée. Devant
sa porte, il l’embrassa, et ils firent le trajet main dans la main
timidement. Après les cours, sans grand détour, il la ramena chez
elle, l’embrassa et rentra chez lui, la harcelant de doux messages
le reste de la soirée.
Jour
2 : Mardi
Gwendoline
reçut le même texto en se réveillant,
et renvoya le même. Comme la veille, il vint la chercher, l’embrassa
et ils allèrent au lycée main dans la main. C’était une
sensation très étrange et gênante pour la jeune fille, qui n’avait
jamais connu ça auparavant.
Jour
3 : Mercredi
Toujours
ces mêmes messages. Toujours le même rituel matinal. Sven ne savait
pas vraiment quoi faire d’autre. Venir jusque chez elle, aller au
lycée en lui tenant la main… C’était une banalité affolante.
Et pourtant… Il y avait pris goût. Il
lui était devenu, en un laps de temps très court, impossible de ne
pas le faire. Et, pour la première fois, il avait peur d’une
fille. De Gwendoline. Ce soir-là, il s’autorisa même à
s’endormir en l’imaginant à côté de lui.
Jour
4 : Jeudi
Sven
se réveilla avec le sourire aux lèvres. Il avait rêvé de son amie
toute la nuit. Il eut subitement envie
de se faire élégant. Après lui avoir envoyé « Bonjour mon ange
<3 », il se leva, enfila une chemise, un jeans et changea sa
façon de se coiffer. En allant la chercher, il se sentait beau, et
il était fier de lui.
Jour
5 : Vendredi
Gwendoline
se réveilla plus tôt que d’ordinaire, et visiblement plus tôt
que Sven, puisqu’elle n’avait aucun message. Elle prit
l’initiative de lui envoyer le premier avec un grand sourire. Elle
se coiffa différemment à son tour, mit du mascara et, une fois
satisfaite de son apparence, elle se décida à le retrouver. Le
sourire de Sven en la voyant lui donnait l’impression d’être la
plus belle personne au
monde, et elle était heureuse. Tout simplement.
Jour
6 : Samedi
Aujourd’hui,
les adolescents avaient
rendez-vous à dix heures tapantes. Pour l’occasion, Gwendoline
enfila une robe, lâcha ses cheveux et se maquilla. Ils allèrent au
parc, jouèrent, s’embrassèrent sans retenue, et ne rentrèrent
qu’à la nuit tombée. En se démaquillant devant son miroir,
Gwendoline réalisa que le jeu qu’elle avait lancé était très
dangereux, et que, lundi, dès qu’il prendrait
fin, plus rien ne serait comme avant.
Elle versa une larme.
Jour
7 : dimanche
Sven
était désemparé. Il ne savait pas quoi faire. La veille avait été
un jour magique. Gwendoline était ravissante, il avait l’impression
qu’elle sortait d’un livre de conte de fées dans lequel elle
était la princesse que tous les hommes s’arrachaient. Pourtant,
aujourd’hui, ils n’avaient pas prévu de se voir, et le
lendemain, tout sera fini. Que fera-t-il alors ? Que feront-ils ?
Nuit
7 :
Minuit.
Sven n’arrivait pas à trouver le sommeil. Parce que ça y est, la
semaine venait de s’écouler, et le petit jeu était terminé. Et
c’était grâce à ce petit jeu qu’il avait compris pourquoi ça
n’avait jamais marché avec les autres filles. Il se leva, enfila
un jeans et sortit par la fenêtre de sa chambre. Il frappa
à celle de Gwendoline qui l’ouvrit en
pyjama, bien que parfaitement réveillée. Lorsqu’il entra, il
comprit qu’il ne pourrait jamais arrêter totalement ce jeu.
Laurine
Barquilla
La
jeune fille se promenait sous le soleil brûlant du mois de juillet.
Heureuse parmi la foule, elle écoutait les conversations, plus ou
moins virulentes. Le soleil irrite les nerfs et déchaîne les
passions, c’est pour ces raisons qu’elle aimait particulièrement
cette saison. A présent, assise sur un banc, face à la mer, le
brouhaha se mêlait au bruit apaisant des vagues. La jeune fille
écoutait. Suivant des yeux un groupe bruyant, elle aperçut au loin
un marchand de glaces. Elle se releva avec joie et alla d’un pas
tranquille vers lui, impatiente de déguster quelque chose de
rafraîchissant. Elle se fit servir une boule saveur vanille, son
goût préféré, et retourna s’asseoir avec la même allure
paisible. Tout en savourant le doux parfum sucré, la jeune fille
écoutait. Elle écoutait la tonalité des voix qui s’entremêlaient
pour la plupart avec harmonie et formaient un orchestre de sons à
la fois distincts et égaux. De ces voix ressortaient par instant une
note plus sombre, signe qu’une dispute avait lieu. La jeune fille
frissonnait alors, riant intérieurement de ces excès de colère, et
cependant attristée par la violence de la conversation. La seconde
d’après, elle entendait une note très aiguë se dégager de la
foule, un éclat de rire qui faisait vibrer ses oreilles usées.
« Mamie ! »
s’écrièrent deux jeunes enfants en s’approchant d’elle. Elle
revint à la réalité, et réalisa avec frayeur que ses souvenirs
s’étaient de nouveau envolés vers sa jeunesse, la faisant revivre
avec allégresse des moments furtifs mais précieux. Tournant
légèrement la tête, elle se rendit compte sans grande surprise que
la rue passante était déserte. La présence du soleil la rassura.
Elle observa un instant la mer qui lui faisait face. La veille femme
ferma les yeux et écouta le bruit apaisant des vagues.
Clémentine
Mével
Je
me réveille tranquillement de ma sieste tandis qu’il fait encore
tout noir autour de moi. J’essaie de bouger mais je suis oppressé
par une matière plastique. Ma vue essaie de s’adapter tant bien
que mal à l’obscurité. J’essaie d’ouvrir le sac, et quelque
chose tombe, puis se brise sur moi. En une seconde, mon odorat se met
en marche, j’arrive à sentir ce qui m’entoure : l’herbe,
l’humidité… Je comprends vite et tristement que je suis sous
terre. On m’a enfermé, on m’a enterré. Alors je crie, je crie
le plus fort possible.
Je
hurle. Je hurle de rage. Je hurle de peur. Combien de temps vais-je
rester là? Vais-je tenir? Est-ce que je suis loin de chez moi? Je
n’ai aucune réponse à toutes mes questions. Cela m’angoisse.
J’angoisse. J’angoisse de plus en plus. Cinq jours sont passés
depuis mon premier réveil. J’ai faim. J’ai soif. Mes excréments
mélangés à la transpiration me collent à la peau. Mes membres
sont tous engourdis. Je suis à bout de force, mais je continue de
hurler. Chaque jour, à chaque heure. Cependant, je me sens partir.
Le peu de forces qui me reste passe dans mes cris de détresse. Mon
souffle se fait court. De plus en plus court. Je me sens partir.
Quelques minutes plus tard, j’entends des bruits sourds, au-dessus
de moi. Je lâche un dernier cri, tellement exténué qu’il se
brise. Soudain, la pression s’atténue. La terre se soulève.
J’entends des voix. Le sac qui me retenait prisonnier se déchire.
La lumière m’éblouit. L’air emplit mes poumons desséchés et
terreux. On me tire du trou où j’étais. On me donne de l’eau.
On caresse mes flancs pour me rassurer. Après une discussion que je
n’arrive pas à distinguer, l’un des deux hommes s’exclame : «
Pauvre chien ! Tu vas venir avec moi maintenant ! ». De fines larmes
coulent sur mon museau. J’ancre mon regard dans celui de l’homme
pour le remercier. Ici mon calvaire prend fin.
Sasha
Wolanski
Ceci
est un enlèvement
L’avocat
s’éclaircit la gorge et fixe la foule. Il ajuste sa cravate,
visiblement choisie avec soin pour l’occasion, et reprend son
discours.
Il
est là pour défendre deux jeunes hommes qui, à la suite d’une
beuverie comme savent en faire les jeunes, ont commis une regrettable
erreur. Il appelle ces jeunes gens « mes clients », ou
« ces pauvres enfants ». Moi je les appellerai Paul et
Jean. Non ! Je les appellerai Henry et Jimmy, parce que c’est
mon histoire, qu’elle se passe en Australie, donc ils auront des
noms qui à notre oreille sonnent anglophone.
Donc
nos deux jeunes héros, Henry et Jimmy, s’étaient bien amusés ce
soir-là. Ils avaient bien bu, pas trop mangé, et s’étaient dit
que sauter ces grilles pourrait être très amusant. Alors ils
l’avaient fait. Sans réfléchir. Une fois ces grilles franchies,
ils avaient observé les bassins devant eux. Pourquoi ne pas piquer
une tête ? Après tout, que risquaient-ils ? Même les
poissons étaient venus les saluer durant leur baignade.
Henry
et Jimmy avaient ensuite avisé un gros extincteur. Avide de
sciences, ils s’étaient interrogés sur son contenu. Le bassin
s’était métamorphosé soudain en bain moussant.
Mais
je digresse. Tout cela, ce ne sont que des conneries d’ado. La
vraie gaffe, c’est celle qui arrive ensuite.
Quand
ils l’avaient vu, si seul, si petit, si fragile, ils n’avaient
pas hésité un instant ! Bon, il faut dire qu’ils étaient
toujours fort bourrés, nos deux ados. La victime était si petite,
elle prenait si peu de place. Personne ne leur en voudrait s’ils
l’empruntaient. Alors oui, ils l’avaient embarqué. Un vrai
enlèvement !
Du
coup, j’ai bien envie de renommer Henry et Jimmy mes deux crétins…
Ils le mériteraient. Surtout avec ce qui suit.
C’est
le lendemain, quand enfin ils eurent décuvé, qu’ils se rendirent
compte de leur erreur, ou plutôt de leur énorme ânerie. Devant le
petit être terrifié, ils n’eurent qu’une seule idée :
nourrir la petite chose, et la relâcher dans la baie la plus proche.
C’est un couple de promeneurs qui la retrouva, la ramena chez lui.
Mais trop tard, le mal était fait. Et en plus, les deux ados avaient
été filmés.
-
Au moins, déclare l’avocat, ils ont mis toute leur incompétence au service d’un plus faible qu’eux ! Et il rajuste sa cravate aux ravissants motifs pingouin.
Un
léger murmure parcourt la foule. Le représentant de la victime se
lève et s’éclaircit la gorge. Un sourire flotte sur ses lèvres.
-
Pour cette fois, on va dire que ça ira. Mais estimez-vous heureux de ne pas vous être trompé de bassin, ni d’enclos d’ailleurs !
C’est
sûr que si mes deux idiots avaient kidnappé un ours polaire et non
un pingouin, l’histoire aurait été bien moins drôle à raconter.
Vitalie
Bernard
Souvent,
je me dis que je suis d’une lucidité impressionnante. Souvent je
me dis que je suis fou. Alors, maintenant, je me questionne sur une
possible connexion entre ces deux qualificatifs…Suis-je fou malgré
ma lucidité ? Là je me perds. Je ne sais plus trop. Les ficelles
de mes réflexions se perdent au loin. Trop loin pour que je les
rattrape et je reste là à attendre de nouveau un éclair de
conscience prometteur.
En
attendant, j’écoute. J’écoute autour de moi, j’écoute le
silence des vies en suspens et j’essaie encore d’en garder des
souvenirs, pour plus tard me dis-je. Le bruit. Le bruit du silence.
Le bruit de la torpeur. Ça s’insinue dans mes oreilles. J’attends.
J’entends. Le bruit du vent. Ça siffle doucement à mes oreilles.
Ça chante plus ou moins. C’est agréable. Beau. Ça me rappelle le
bruit de l’air expulsé d’une bouilloire sur le feu. Le feu, à
son tour, me rappelle l’odeur d’une flamme à peine soufflée.
Cette odeur rassurante chaude, encore, festive. Ça sent bon, ça
sent la joie. Ça sent la maison aussi. Mon chez
moi
et les nuits de lecture sous les chandelles vacillantes. Suis-je moi
aussi en train de vaciller dans la pénombre ambiante ? Oui, je
suppose. Les chandelles et leurs belles couleurs orangées, comme les
cheveux des femmes sur les grands tableaux de maîtres. Des cheveux
solaires, dans lesquels on aurait bien envie de fourrer ses doigts
pour pouvoir y trouver de la chaleur…comme celle du soleil. Ah le
soleil et des doux rayons en Eté, caressant les peaux tendres des
baigneuses du Dimanche, innocentes et remplies de cette gaieté
séduisante que possède le beau sexe à la fleur de l’âge !
Le soleil qui blondit les blés vivaces. Le soleil avant la pénombre,
que c’est beau aussi ! Ai-je chaud en ce moment ? Je ne sais
pas. Je pense que non. Mon corps dégage bien sa chaleur innée mais
pour le reste, je ne dois pas avoir bien chaud. Mes mains se crispent
alors. Je le sais parce que la mie de pain dodue, que je tenais en
leur creux, s’aplatit sous leur pression. Je dois entendre un bruit
aussi.
La
porte s’ouvre et un rayon de lumière vient rétracter
douloureusement ma pupille. Je crois que je me lève. Je crois aussi
que je marche et je sens une pression sur chacun de mes bras. Il y a
de la lumière. Elle m’englobe. Il doit y avoir beaucoup de bruits
aussi. Un brouhaha. Mais je ne comprends pas qui rugit ainsi ni même
ce qu’on peut bien hurler. Il y a de l’air tout d’un coup. Ça
me pique le visage. Ah, ça y est, je vois les gens, une foule
monstrueuse, les bouches ouvertes, hurlant toujours, les doigts et
les poings tendus vers moi. Oui, vers moi, je suppose. Et puis mon
regard se pose au centre de la place et l’éclair de conscience
brise la brume de mon esprit. Mes mains laissent tomber la mie de
pain, alors que je me dirige vers l’échafaud.
Charly
Legé-Didier
Ça
y est, on déménage !
Plus de souci avec les voisins invivables du troisième. Ça crie de
partout chez eux, et lorsqu’ils marchent on dirait que l’on
habite avec une famille d’éléphants au-dessus de chez nous.
Il
ne nous reste plus qu’à emmener les derniers cartons dans
le camion et à nous l’aventure dans une toute nouvelle maison !
Maman dit que dès qu’on sera parti, il ne restera qu’un
vague souvenir de
ce minuscule appartement où l’on vivait les uns sur les autres.
C’est sûr qu’avec deux chambres pour quatre enfants ça devient
vite la guerre à la maison. Mais bientôt, dans deux ou trois heures
à peine, tout ça va être derrière nous et on habitera une très
grande maison.
Voilà,
nous sommes bien installés dans notre belle et somptueuse demeure
(bon, j’exagère un peu !). Je viens d’apercevoir un camion
qui s’arrête pile devant la maison d’en face et remarque le nom
du camion « Soyeux,
déménagement
père et fils » (c’est
la même compagnie que l’on a utilisée pour notre déménagement).
Chouette !
On va avoir de la compagnie dans ce quartier encore
désert. Instinctivement, je
regarde de l’autre côté de la rue pour voir les nouveaux voisins.
Je crois rêver :
les voisins du troisième sont en train d’emménager en face de
chez nous !
Manon
Dany
Le
jardin de Louis
«
Ah ma petite Bertille, comme tu me manques ! » murmura Louis en
passant devant une photo de sa femme posée sur un des meubles de la
cuisine. Comme tous les matins, le vieil homme buvait son café sans
sucre en écoutant la radio. Il regarda de ses yeux fatigués le
paysage qu’offrait la fenêtre grande ouverte. Le temps n’était
pas mauvais, le ciel était un peu gris, mais rien de menaçant.
Après avoir fini son café, il mit ses bottes en grognant un peu, et
franchit la porte qui menait au jardin. Il avait beaucoup de travail.
Sa fille devait lui rendre visite le midi, la saison des courgettes
étant arrivée, Louis voulait lui faire un gratin.
Onze
heures sonna et Louis ne s’était toujours pas mis aux fourneaux.
Il se maudit intérieurement et alla aussi rapidement que ses muscles
le lui permettaient dans la cuisine. Il n’était pas très bon
cuisinier. Bertille, lorsqu’elle était toujours de ce monde, avait
l’habitude de préparer de délicieux repas, si bien que le vieil
homme n’avait jamais vraiment pensé à cuisiner. Désormais, il
n’avait plus le choix : les économies que cela représentait
étaient importantes et comme il ne roulait pas sur l’or, il
préparait lui-même ses repas.
L’heure
suivante passa si vite que Louis fut étonné quand sa fille frappa à
la porte. Ouvrant avec précipitation, Louis s’écria : « Alice ma
chérie, comment vas-tu ? Je suis tellement content de te voir ! »
Sa fille le regarda en riant et lui répondit que tout allait bien.
Elle mit la table et avoua à son père qu’elle n’avait pas
beaucoup de temps. Un peu déçu, il resta néanmoins impassible et
afficha un grand sourire pour lui faire comprendre que ce n’était
pas grave. Au bout d’un moment, après avoir mangé un peu de
gratin, Alice prit la parole : « Écoute papa, j’ai des soucis
d’argent en ce moment et j’aimerais que tu m’aides, tu veux
bien ? »
Louis
la regarda attentivement. Il pensait être généreux, n’avait-il
pas donné plus qu’il ne pouvait les fois précédentes ? Non !
Cette fois-ci, il ne pouvait pas, il avait besoin de cet argent pour
vivre décemment. Il ne pouvait pas le lui donner, ce serait se
priver pour le reste du mois. Louis regarda de nouveau sa fille. Elle
était si belle, elle ressemblait à sa mère. Comment lui dire non ?
Il ne pouvait s’y résoudre. Il ne voulait pas qu’elle cesse de
venir, ce serait trop douloureux. Il répondit :
« Bien sûr ma chérie, je te donnerai ce dont tu as besoin. »
« Bien sûr ma chérie, je te donnerai ce dont tu as besoin. »
Après
le repas, sa fille repartit avec un sourire aux lèvres et un chèque
dans une de ses mains. Elle embrassa son père avant de partir et lui
donna rendez-vous deux semaines plus tard. Louis débarrassa la table
et retourna dans son jardin. Assis sur un banc, ses pensées se
baladaient entre Bertille et ses courgettes. Il se promit que la
prochaine fois, il mettrait son amour à l’épreuve en refusant à
leur fille la seule chose pour laquelle elle venait encore le voir.
Clémentine
Mével
« Nouvelles
mesures d'austérité au vue de la croissance sans précédent de la
crise financière. Le ministre des finances attend des citoyens des
efforts conséquents pour redresser la barre.... »
Et
blablabla... il est là à crever la dalle avec sa femme et ses
gosses et on ose lui dire à lui de se serrer la ceinture ?!
Comme disait son père : le tiers monde crève, les porcs
empiffrent ! Millions, milliards, riche banquier et patron
friqué ! Voilà ce que cette foutue télé vomit à longueur de
journée. Et lui, sale pauvre qu'il est, il doit vivre avec trois
francs six sous... Combien de fois il a pu entendre : « Mais
mon bon monsieur fallait faire des études » « Si
vous aviez bien placé votre argent, vous n'en seriez pas là... »
« Arrête de t'plaindre et tente ta chance au loto ! »
Mais
non, lui n'est qu'un prolo de misère qui n'a même pas de quoi payer
une paire de godasses neuves à sa petite dernière, ces foutues
godasses qui l'empêchent de dormir... toute les nuits, il vire et
tourne dans son lit en imaginant son petit ange aller à l'école
avec ses vieux godillots troués. Il imagine ses petits pieds
meurtris par la pluie, sa petite fille souillée par la honte, sa
famille empoisonnée par la misère. Une fourmi qui trime dix heures
par jour pour joindre les deux bouts à la fin de l'été, ça
cogite, ça se ronge quand le soleil se couche. Ça envie les
cigales !
« On
s'en sortira jamais... » C'est sa femme qui le dit, c'est son
rituel quotidien en remontant le courrier, les mains remplies de
factures impayées, d'avis d'expulsion, de pubs pour des vacances aux
Seychelles. Il le sait qu'ils ne s'en sortiront pas, ça fait des
années que le bout du tunnel n'est qu'un souvenir. Donc s'il te
plaît cesse de le lui rabâcher !
Quelqu'un
frappe à la porte, ça frappe tellement fort que les cafards
déguerpissent pour se cacher sous les meubles. C'est un vieil ami de
la fourmi, un brave type tout aussi mal fagoté et fauché que lui ;
ce soir les deux compères sortent, ils vont refaire le monde. « Je
rentre tard, ne m'attends pas pour te coucher ! » La porte
claque. Elle ne pose pas de questions. Ce n'est pas un homme qui boit
et sa dégaine ferait fuir les filles faciles, donc elle ne s'en fait
pas.
Il
est six heures, elle se réveille seule. Son homme a découché, elle
est affreusement inquiète. S’il avait sauté du pont ? S’il
les avait quittés elle et les enfants ? Et si... mais non
voyons, attendons le, bien tranquillement. Il aura forcément une
explication. Elle s'installe à la table, sa tasse à café ébréchée
à la main, elle s'apprête à attendre de longues heures.
Il
est neuf heures, on frappe à la porte ; si c'est lui il va s'en
prendre une belle ! Mais non c'est la voisine de palier, une
vraie commère, elle a dû remarquer qu'il n'était pas rentré...
«Votre mari n'est pas rentré ? Bref... je n'viens pas vous
voir pour ça. Z'avez entendu c'qui s'est passé c'te nuit ?
Z'avez rien entendu ? Pourtant y avait de quoi réveiller les
morts. Vous savez le bijoutier au bout d'la rue ? I s'est fait
voler cette nuit même le pauvre ! Heureusement les gendarmes
ont réussi à mettre un pruneau à un des deux gars, mais l’autre
a réussi à s'envoler ! Selon moi, i ne va pas faire long
feu … » Elle lui tient ainsi la grappe encore dix
minutes même si la pauvre femme n’a rien à faire de cette
histoire de braquage ! Elle, ce qu’elle veut, c‘est son
mari, qu'il rentre à la maison, qu’elle puisse lui passer son
savon. Et là la commère ayant enfin fini : « Tenez, y
avait ça devant votre porte, je vous l'ai ramassé pour qu'on vous
le vole pas ! »
C'était
une boîte à chaussures, une belle paire de tennis roses avec un mot
à l’intérieur : «Tu trouveras les bijoux où tu sais. Donne les
chaussures à mon ange en lui disant qu'elle n'aura plus jamais froid
aux pieds. Vous me manquez déjà. » Quelques taches de sang
avaient coulé sur le papier.
Amandine
Cristin
Le
souffle du dragon1
Paris,
XIIIè arrondissement.
Une
sonnette retentit.
-
Bondou’ ! Excusez-moi de vous dé’anger monsieur, ze suis le
docteu’ Xin et ze p’atique la médecine t’aditionnelle tinoise
depuis vingt ans. Ze passe comme ça tez les zens pou’ p’oposer
mes p’oduits, peut-êt’e que ça vous inté’esse ? C’est
t’ès t’ès bon pou’ la santé ! Ze peux fai’e une
démonst’ation g’atuite si vous voulez !
-
Hmm après tout pourquoi pas, ma compagne me bassine à longueur de
journée avec son discours sur les antibiotiques et on est plus tout
jeunes vous savez. J’ai pas mal de pilules à prendre pour mes
articulations, répond le vieux maître des lieux.
-
Ah vi vi, les antibiotiques c’est pas automatique ! Ze connais
hahaha, vot’e femme a bien ‘aison !, plaisante le docteur
dans une piètre imitation du slogan publicitaire.
-
Hahaha et bien entrez mon petit monsieur, ça lui plaira bien, elle
raffole des soins naturels, sourit l’octogénaire en ouvrant grand
la porte.
Mettre
en confiance. Peut-être le plus important. Le médecin factice entre
donc dans l’entrée puis fait mine d’être gêné d’aller plus
loin, il attend l’invitation du propriétaire à le suivre dans le
salon pour enfin lui emboîter le pas. Chaque détail compte pour
éviter tout soupçon. Il scrute, d’un rapide coup d’œil
entraîné, chaque recoin de la grande pièce richement décorée :
pas de caméra. Il tend l’oreille avec attention : personne
d’autre.
-
Vous êtes seul ? C’est dommaze z’ai beaucoup de c’èmes
pou’ les femmes !, demande l’escroc d’un air faussement
inquisiteur. Un petit fils, par exemple, pourrait faire une sieste
dans la chambre à coucher, sait-on jamais, pense-t-il.
-
Oui, ma femme vient de partir chez sa fille pour la journée – mais
ça M. Xin le savait déjà – vous en faîtes pas docteur je vous
prendrai bien un ou deux de vos onguents parfumés pour ses bains
thérapeutiques. Mais dites-moi ! C’est à la mode votre
médecine là, avec vos aiguilles et vos pommades à base de racines
médicinales qu’on trouve chez vous ! Je regardais justement
ça hier soir en m’endormant, les parisiens en raffolent.
-
Vi vi vi, c’est cent pou’ cent natu’el ! Pas de p’oduits
timiques y’a ‘ien de mieux c’est sù’ !
-
C’est parfait tout ça, je commence à croire que ma compagne sera
ravie en rentrant tout à l’heure. dit-il en souriant. Puis il
s’affaire vers les nombreuses plantes exotiques colorées que
l’invité avait placées sur la table à manger :
-
Alors dites-moi tout, quelles sont ces plantes rouges vifs cher
monsieur ? Est-ce qu’elles guérissent les maux d’estomac ?
-
Oh ! Vous êtes t’ès fo’t monsieur ! C’est le
Souffle du D’agon ! Ca gué’it tous les p’oblèmes de
vent’e, ze peux vous fai’e une petite infusion si vous voulez
essayer.
-
Mais avec grand plaisir, donnez- moi donc une tisane du dragon bien
chaude.
Et
le vieux propriétaire s’endormit. Il ne se réveilla que trois
heures plus tard dans un sursaut de terreur. Le logis avait été
dépouillé d’absolument toutes ses richesses, le couple
d’absolument tous ses biens.
Rachid
Bouroubi
1Notes
sur la retranscription écrite de l’accent chinois :
Le son [R] étant totalement absent de leur oralité, il est donc
remplacé par un « ‘ », le son [z] (que l’on entend
dans genre
ou j’ai)
par un « z » et le son [ʃ]
(entendu dans changer)
par un « t ». Il faut de plus supprimer les liaisons.
Inhumanité
Il
n’était pas loin de cinq heures du matin quand Paul voulut rentrer
se coucher. La drogue et l’alcool consumés durant la nuit ne
faisant plus d’effet, il était dans ce lamentable état physique
où les jambes ne sont plus que deux morceaux de coton, portant
difficilement un corps endolori de fatigue.
Il
fit donc part de son épuisement à Marc, son meilleur ami, qui ne
pensait qu’à continuer la soirée.
Selon
lui, elle ne venait que de commencer.
-
Ce serait con, lui dit Marc, regarde ! Du LSD gratos, ça n’arrive
pas souvent, viens on reste !
-
Sérieux mec, j’en peux plus, je suis au bout de ma vie là, lui
répondit Paul, les yeux tombants.
-
Allez ! T’es pas marrant, c’est toujours pareil avec toi !
Toujours obligés de rentrer quand le jour se lève ! C’est les
vacances ! Profite un peu !
-
On va faire un compromis. Je veux bien continuer la soirée, mais à
deux et à la maison, posés.
-
File-moi une goutte, et on rentre.
Les
deux amis mirent tous deux le bout de carton sous leur langue. Le
produit, qui avait le goût de la mort, mais qui ressemblait tant au
plaisir, s’éparpilla lentement dans chacune de leur veine et leur
procura une douce sensation de volupté.
Cela
faisait quelque temps que les nuits de Paul se trouvaient agitées
par un cauchemar étrange et récurrent. Il se faisait enlever et
séquestrer par un conducteur de taxi. Il en avait d’ailleurs fait
part plusieurs fois à Marc mais tous deux n’y avaient pas plus
prêté attention. Ce n’était que quand la drogue avait
entièrement imprégné leur organisme qu’ils se décidèrent à
rentrer. Marc appela un taxi, et le cauchemar de Paul prit le dessus
sur sa défonce. Il supplia Marc de prendre le train, mais celui-ci
s’énerva :
-
Putain, tu fais chier, c’est rien, t’es juste défoncé. Arrête
de réfléchir autant et entre !
Le
voyage de Paris à chez eux sembla durer une éternité pour Paul,
qui ne cessait de se plaindre, disant que ça n’allait pas, qu’il
fallait absolument que ça s’arrête, qu’il ne savait plus si
tout cela était réel.
Marc,
quant à lui, faisait comme si de rien n’était, lassé de devoir
répéter à son ami de se calmer.
Après
une demi-heure, ils arrivèrent devant chez eux, Marc s’aperçut
qu’il n’avait plus de liquide pour payer le conducteur et décida
de laisser Paul, seul et apeuré dans le taxi le temps d’aller
récupérer de l’argent à l’appartement. Quand il revint, Paul
n’était plus là. Marc ne s’inquiéta pas plus de la disparition
de son meilleur ami et remonta à son appartement.
Une
vingtaine de minutes plus tard des coups de poings assaillirent sa
porte d’entrée et Marc l’ouvrit pour découvrir la figure
affolée de son meilleur ami, prit entre rêve et réalité. Paul
entra dans l’appartement, les larmes coulaient sur ses joues alors
qu’il ouvrait la fenêtre et regardait le vide.
Persuadé
que la chute le réveillerait de son cauchemar, il prit de l’élan,
et, sous les yeux las de son meilleur ami, sauta à pieds joints à
travers celle-ci. Son corps s’éclata au sol dans un bruit
abominable. Marc s’avança vers la fenêtre et observa ce qu’il
restait de son ami, referma les volets et la vitre avant d’aller
s’allonger sur son lit, vaquer à ses occupations.
Fort
heureusement, la voisine du dessous, alertée par le monstrueux
grondement d’un corps heurtant le sol, accourut jusqu’à son
balcon pour voir d’où cela provenait. Elle eut le temps d’entendre
la fenêtre du troisième étage se refermer, avant de voir Paul
étendu sur le sol, dans une position humainement improbable. Elle se
hâta d’appeler les secours et la police.
Quand
elle raconta ce qu’elle avait entendu aux forces de l’ordre, ils
montèrent sans plus attendre au troisième étage. Ils frappèrent
d’abord à la porte de l’appartement de Marc. N’entendant pas
de réponse, ils entrèrent de force et découvrirent le jeune homme,
assis en tailleur sur son lit. Il les regarda, droit dans les yeux et
répondit tout à fait sereinement à leurs questions quant à
l’accident qui venait de se produire. Il avait le regard froid, le
visage dur et il les suivit sans aucune résistance jusqu’à
l’institut médico-légal, où l’on lui administra des
médicaments afin que toute drogue s’évaporât de son corps.
Il
expliqua alors aux agents que Paul et lui avaient été drogués de
force, qu’il s’en voulait énormément de ne pas avoir réagi
face à la catastrophe qui s’était produite chez lui et demanda à
voir son ami.
Il
fut accompagné à l’hôpital et eut le droit de voir Paul seul
durant cinq minutes. Ces cinq minutes leur suffirent pour avoir le
temps d’accorder leurs violons.
Paul
n’en voulait pas à son ami, persuadé qu’il avait réagi de la
sorte à cause de la drogue, il raconta la même histoire à la
police : son meilleur ami et lui avaient étés drogués de force et
il avait sauté de lui-même par la fenêtre.
Marc
s’en sortit sans aucun souci, il était libre d’aller et venir là
où le vent l’emportait. Paul, lui, était alité, et le resterait
sans doute pour le reste de ses jours. Ses jambes, son bassin et son
coccyx avaient été écrasés par la chute. Par chance, la colonne
vertébrale n’avait pas été touchée, mais il ne pourrait
peut-être plus jamais remarcher.
Durant
les deux premières semaines, Paul n’avait pas encore digéré la
nouvelle. Il était persuadé que tout allait bien et qu’il serait
sur pied rapidement. Il avait même pris seulement trois semaines
d’arrêt de travail, même si son entourage lui disait qu’il
était trop optimiste et qu’il vaudrait mieux pour lui de mettre
fin à son contrat.
La
troisième semaine il comprit qu’il ne pourrait plus jamais poser
un pied à terre, il comprit qu’il ne sentirait plus jamais le
sable chaud sous ses pieds, qu’il ne danserait plus jamais dans les
folles soirées où il adorait aller le samedi soir. Il comprit qu’il
n’était plus que la moitié d’un homme.
Marc
n’était pas venu lui rendre visite depuis la fois où il avait été
accompagné par les agents de police.
Un
mois plus tard, Paul pouvait rentrer chez lui. Toujours alité, mais
au moins il était à la maison. Il profita de son retour pour
appeler son meilleur ami.
-
Mec ! Je suis rentré à la maison ! Enfin ! Pourquoi tu n’es pas
venu me voir, c’est pas cool ? Tu me manques putain, j’en peux
plus d’être allongé à ne rien foutre ! Quand est-ce que tu peux
passer ? fit Paul, tout à fait enjoué d’entendre la voix de son
ami après tant de temps passé seul à pleurer sur son sort.
-
Ecoute gars, le monde ne tourne pas autour de toi ok ? T’as sauté
par une fenêtre, tu l’as voulu, c’est ton problème. On s’voit
quand tu seras guéri, répondit Marc avant de raccrocher.
Ce
furent là les dernières paroles que Paul entendit de la bouche de
son prétendu meilleur ami.
Bien
qu’incroyable, cette nouvelle n’a pas été inventée de toutes
pièces, ceci est une histoire vraie. Les prénoms des personnes
concernées ont étés changés afin de garder leur anonymat. Ceci
est l’histoire d’une amitié vécue comme telle, sans
réciprocité.
Laly
Griffon
C’était
un matin d’Août. Il faisait déjà chaud, chaud dans les rues
bitumées, chaud dans les feuillages et chaud sur les peaux perlées
de sueur. C’était un lundi matin ordinaire d’Août. Comme tous
les matins ordinaires de semaine, les trains étaient bondés. Un
matin ordinaire où les esprits des travailleurs se réchauffent,
s’échauffent et surchauffent dans les rames étouffantes et
irrespirables. Usagers agrippés aux barres suintantes de bactéries.
Les hommes dans leurs pantalons à pince, jambes écartées, frôlant
les jambes épilées des femmes pressées contre les vitres
crasseuses, lèvres pincées. Les uns, les autres pliant leur bras
devant leur nez, les yeux braqués sur leur montre clinquante, dans
des gestes répétitifs. Un matin ordinaire de fin d’Été.
Le
train s’arrête en gare de Courbevoie, les usagers se précipitent
sur les portes à peine ouvertes, tentant quasiment de les forcer de
leurs mains aux ongles rongés, vernis ou taillés. Un matin
ordinaire. On les voit s’extirper tant bien que mal, à grand
renfort de jurons étouffés et de « pardon je suis pressé ». Les
voyageurs se transforment sur le quai en employés pressés d’aller
badger. Les talons hauts claquent, les sacs bruissent contre
les costumes, les cravates volent au départ du train.
Un
attroupement se forme devant l’escalier rejoignant la rue. Il dure
plus longtemps qu’à l’ordinaire. De fait, au lieu de s’évacuer,
il grossit. Personne n’avance. Ça devient une bête humaine, avec
des dizaines de têtes, de foulards et de cravates. Les têtes
bougent, se tordent pour considérer ce qui bloque ainsi le passage.
Les mains se poussent et se repoussent mais la bête humaine ne se
déplace pas pour autant. Un grondement commence à enfler en elle,
quel que soit l’obstacle, elle ne semble pas être
impressionnée.
Au-devant
de la bête, il y a une jeune fille, cheveux à la garçonne, robe
estivale, baskets. Elle regarde les escaliers, le visage figé dans
une expression d’horreur. A trois marches en-dessous d’elle, du
sang. Du sang, partout sur le béton. Il y a aussi une femme allongée
sur le ventre et deux pompiers à chaque extrémité de son corps.
L’un panse tant bien que mal la plaie béante entre ses cheveux
poivre et sel, l’autre tient ses pieds déchaussés et bleuis plus
haut que la ligne de son dos. Le brouhaha émanant de la bête
humaine se transforme en murmures, l’information passe de bouche en
bouche. Puis le silence.
Et
puis tout à coup, une main se dégage de la bête humaine poussant
la jeune fille contre la rambarde. Un homme sort de la masse, passe
devant elle, tenant collé de son autre main son portable à
l’oreille. Il parle fort. Ses chaussures cirées brillent un
instant au soleil tandis qu’il enjambe le corps frêle et
ensanglanté. Son attaché-case rebondit trois fois sur son costume
lustré. Le son de ses talonnettes s’éloigne en même temps que
lui. Le silence.
La
bête humaine se met de nouveau en mouvement, se disloque : deux,
cinq, dix personnes enjambent le corps inerte sous les yeux ahuris
des deux sauveteurs. Et tandis qu’ils finissent par l’envelopper
dans le sac blanc d’usage, des klaxons retentissent au loin.
Charly
Legé-Didier
Tic
tac tic tac...Il est huit heures du matin, le train est bondé comme
à son habitude. Nous sommes tous là muets comme des tombes à
penser à ce que l'on mangera ce soir. Agglutinés comme dans un
wagon à bestiaux, nous subissons le trajet qui nous mène au boulot,
au turbin, au calvaire... Bref, appelez ça comme vous le voulez,
mais en somme ce n'est pas le moment propice à la rêverie pour moi
et mes compagnons de galère. Seuls quelques toussotements timides,
le bruit de pages qui se tournent et le cliquetis continu des rails
viennent troubler furtivement le silence pesant de ce convoi
funéraire.
Sans
crier garde, une déflagration sonore vient soudain troubler la
quiétude morbide dans laquelle nous nous étions tous installés.
Presque tous les passagers, et moi le premier, scrutons les environs
pour trouver d'où provient ce bruit si inhabituel au convoi des
amorphes.
Les
regards convergent tous vers le fond du wagon. Sur une banquette usée
et sale, une petite fille cartable sur les genoux et sa mère en
tailleur noir impeccable. Toutes deux sourire aux lèvres et l'air
mutin ne se rendent pas compte de ce qu'elles viennent de créer dans
ce microcosme rongé par la déprime. Peu importe la raison, une
grimace ou un souvenir cocasse, mais ces rires si francs et pleins de
candeur de nos deux adorables fautives, ont fait souffler un vent
revigorant et bienfaiteur dans tout le wagon. Entendre leurs rires ne
nous a pas seulement troublé dans notre quiétude, mais nous a
transportés vers des univers doux et réconfortants. Leur complicité
évidente et attendrissante à réveiller en nous les souvenirs
d'autrefois, ceux d’instants lointains où nous étions hauts comme
trois pommes, bien loin de penser à cette vie de fourmis
besogneuses.
L'un
se remémore la bise guérisseuse sur le front lorsqu'il avait un
mauvais rhume, l'autre le goût de la tarte aux abricots du dimanche
après-midi... nous voilà tous transportés dans les bras de nos
mamans. Ces moments, un peu égoïstes avouons-le, où notre bonheur
passait avant le sien ; mais la culpabilité n'a pas de poids,
puisqu'elles pouvaient puiser à volonté leur joie de vivre dans nos
sourires de bambins béats. La mienne disait toujours : « Si
tu es heureux, je le suis aussi mon chéri ».
Tic
tac tic tac...Il est neuf heures du matin, le train entre en gare
comme à son habitude. Les passagers sont priés de descendre sur le
quai. Les portes du wagon s'ouvrent ; cette fois-ci ce ne sont
pas de vaillants pirates à l'assaut d'une journée de labeur qui en
sortent, mais disons-le, de grands enfants perdus, piqués en plein
cœur par le crochet des souvenirs.
Amandine
Cristin
Le
droit de mourir
Je
suis la conscience perdue d'Assim. Emprisonnée à double tour
derrière un épais mur de silence et d'obscurité, je nourris ses
pensées que les limbes baignent d'impuissance. Mes mots résonnent
dans le creux de sa vie amputée, dans la vivacité que ce lit lui
extirpe. Les étincelles sont mortes, comme sur la pierre d'un
briquet qu'on a trop souvent grattée. Aucune flamme ne brillera plus
dans ses yeux, pourtant on persiste à dire qu'il ne s'est pas encore
éteint. On garde quelque part l'espoir de retrouver le vieux Assim,
de le sauver des griffes de la mort pour quelques mois de plus. On
garde toujours l'idée insensée de rendre aux cendres le brasier qui
les a consumées.
Je
suis dans un monde où tout est noir, une nuit immense, un gouffre,
un abysse. Et j'ai froid dans la certitude que je ne verrai jamais
plus la lumière. Même les étoiles ont été avalées dans cette
masse inconnue. Je ne vois rien. Mes bras, mes mains, mon nez. Je
peine à distinguer mes souvenirs. Ils ne sont plus que des morceaux
de papier froissés et trempés, des fragments fragiles et
douloureux, tortillés dans tous les sens par une paire de pinces. Ce
qu'Assim était autrefois n'existe plus. L'homme robuste est
maintenant un vieillard faible, une pile déchargée qu'on met dans
un pot avec les autres.
Les
souvenirs remontent à leur source. Je vois Alger aujourd'hui, la
nouvelle Alger, frénétique et vivante, remplie de couleurs et de
senteurs sucrées. Je marche au milieu de cet archipel de fruits,
d'épices et de vieux pots en terre empilés. C'est le jour du
marché. Je tombe. Mon corps cède, ma canne glisse sur les pavés,
et je m'écroule dans un craquement pesant.
Je
n'ai pas de famille. Pas d'enfant, plus de femme. Mes parents s'en
sont allés bien des années auparavant. Les jours de solitude
passent. Les années dans mon appartement au centre de la ville, à
regarder le monde derrière des carreaux, à me dire que bientôt il
faudra déménager tous ces meubles et ces livres empilés vers un
endroit que je ne connais pas. Ma vie, mes biens, mes souvenirs, tout
allait un jour être balayé comme un amas de poussière. Et plus
personne ne prononcerait mon nom. Car je ne serai plus là pour le
faire. Plus personne à ce jour ne sait que j'existe. Suis-je déjà
mort ? Les années de solitude sont toutes les mêmes, elles passent
lentement, surtout quand on les vit pour la deuxième fois. Je lis
certains livres pour la dixième fois, si bien qu'ils ne me font plus
rien. Je suis las des héros qui se ressemblent, las qu'on écrive le
malheur d'êtres fictifs et qu'on néglige les vivants.
Alors
les souvenirs s'envolent et je m'en vais avec eux, plus loin, dans
les forêts de l'Atlas, dans le village qui m'a vu grandir et
vieillir. La maison, plus si neuve, est cruellement vide. Les murs
s'affaissent, les poutres craquent, le dallage se fissure. Je n'ai
plus rien. J'ai tout vendu. Les derniers ares de plantations aussi. A
mesure, la maison retrouve sa stabilité. Au fil des ans, la vie
revient dans le village. L'exode s'annule, on ne va plus à la ville
chercher une meilleure vie. Alors je reste moi aussi, et je bois pour
combler le manque. Mes nuits sont folles et les cauchemars me
secouent les tempes. Je me réveille en sursaut, la lune luit sur la
Méditerranée, et je bois de cette liqueur qui me brûle l'estomac
depuis trente ans. Je tombe inerte sur le lit, parfois à côté. Au
moins je dors, et aucun cauchemar ne me hante.
Des
voisins viennent me rendre visite. Ils aiment ma liqueur d'oranges.
Je ne suis pas encore une âme oubliée, il me reste quelques jours
avant d'être le dernier de mon village. Ils se servent et s'en vont.
C'est là tout ce qui les intéresse. Une petite bouteille d'un
liquide jaune-orangé, ou deux, puis la porte se ferme. Les quelques
pièces dans ma main ne me consolent pas.
Je
veux mourir. Là, tout de suite. Sur ce lit qui n'est pas le mien.
Dans cette pièce qui n'est pas chez moi. Les souvenirs me harcèlent.
Je suis prisonnier de chaque image qui défile dans ma tête. Je veux
que cela cesse ! Laissez-moi mourir !
Tout
s'assombrit. Il fait nuit sur Alger. Une nuit particulière. Ma femme
se pend. Je suis encore endormi dans le lit, et elle se glisse hors
des draps sans me dire au revoir. Dans un élan de lucidité, elle se
noue un linge autour du cou et s'élance. Le linge se déchire après
quelques secondes, mais sa nuque est brisée. Le corps tombe au sol,
dans le salon. Il ne reste qu'un bout de tissu qui flotte depuis la
poutre. A mon réveil, je comprends. Une vague de tristesse me
fouette le visage. Elle a saisi le droit qu'elle seule se tendait. Un
droit dont j'ai voulu l'éloigner toutes ces années.
Alors
les années reviennent, elles s'entassent et se bousculent. Ma femme
est folle. Au moindre regard par la fenêtre, elle voit ce qu'il n'y
a plus, et les cris prennent possession d'elle. Elle hurle dans la
maison, elle se jette au sol, me bat à coups de poings dans le
ventre, parce que je la bloque, parce qu'il faut que ça soit moi et
pas un autre. Je reste avec elle, je la console. Autant que je le
peux, j'essaie de l'aider. Et quand rien n'y fait, je lui tends une
bouteille de liqueur et la couche sur le lit. C'est ce qu'il y a de
mieux pour elle.
Trente
ans que cela dure. Les premières crises sont les pires. L'alcool
même ne peut la calmer. Il faut l'attacher, comme un animal qui se
débat, et attendre. Attendre. Qu'elle pense à aujourd'hui et plus à
hier. Avec le temps, les cris s'estompent, les coups sont moins
puissants, les souvenirs plus lointains. C'est parce que les douleurs
qu'on n'explique pas sont les plus mortelles qu'elle a préféré
mettre fin à ses jours. Parce qu'un brin de lucidité l'a éclairée
cette nuit-là, parce qu'elle a pris conscience de la vie qu'elle
n'aurait jamais.
Débranchez-moi
! Que tout cela cesse ! Je veux mourir ! J'ai le droit de mourir ! La
vie n'est précieuse que pour ceux qui la désirent.
Je
reconstruis la maison de mes parents. Les murs, la charpente, tout.
Grâce à ce que m'a appris mon oncle, je pourrai avoir un toit pour
me protéger. Oncle Barir était charpentier. Il reconnaissait toutes
les sortes de bois quand on se baladait, et me disait lesquelles
étaient les plus solides et l'emploi que l'on pouvait en faire. Il
m'avait enseigné à couper, à poncer, à tailler, comme un père
enseigne à son fils tout ce qu'il doit savoir pour devenir un homme.
Un
cri retentit. Une femme. Elle est proche. Lorsque je me retourne,
elle est là, à cent mètre, écroulée sur le chemin qui traverse
le village. Sa maison aussi a été détruite. J'abandonne mes outils
et mes planches pour courir vers elle. A son niveau, je ralentis, me
penche, et pose une main sur son dos. Je tente de la rassurer, sans
savoir que je vais vouer ma vie à cela. Nous ne nous reconnaissons
pas tout de suite. Elle pleure sa maison, sa mère, sa sœur... Tout
ce qui lui a été arraché. Après une vingtaine de minutes, je
l'aide à se relever et nous marchons vers chez moi. Nous sommes
voisins. Nos deux maisons se tenaient autrefois à quelques mètres
l'une de l'autre. Alors d'autres souvenirs reviennent. C'est elle.
Fadia. Ses yeux ne me trompent pas. Ils ont gardé toute leur
tendresse et leur sincérité, même après toutes ces années. Elle
est la fille aux oranges. Je lui en tends une qu'elle saisit comme un
coffre rempli de vieux jouets, puis la gratte avec les ongles pour en
défaire la peau. Ses pleurs s'estompent aussitôt, et elle sourit.
Son regard croise le mien. Nous savons tous les deux que nous ne nous
quitterons plus.
Trois
ans après ce jour. Fadia a perdu beaucoup de sa beauté. La douleur
l'a vieillie plus vite que le temps. Ses yeux n'ont plus la même
étincelle. Elle veut un enfant. Elle a toujours voulu porter un
petit être en elle, le mettre au monde et le voir s'épanouir. Mais
rien n'y fait, je ne peux rien lui offrir de plus que nos nuits
d'ébats. Nous avons beau essayer, les échecs se succèdent et se
ressemblent. Alors Fadia pleure. Elle regarde par la fenêtre et
j'étouffe ses bras entre les miens.
Je
n'ai toujours vécu que pour les autres. Tous mes actes étaient
destinés à servir une cause plus grande. L'amour, la liberté,
l'espoir. Pourquoi ne puis-je pas mourir pour moi même ?
Premier
Novembre 1954. Alger bout. De chez moi, je vois les bombes éclater
dans les rues de la ville, à une dizaine de kilomètres en
contrebas. J'ai peur, comme tout le monde. J'ai peur pour mon pays
qui s'enflamme, pour la guerre qui arrive droit sur nous. Alors je
m'engage, je combats ma peur, le fusil à la main. Le village
disparaît derrière mes pas. Ils me mènent vers les balles qui
sifflent et les obus qui retournent la terre. Ma mère pleure. Je ne
me retourne pas. Ses larmes glissent dans mon dos. C'est depuis mes
premiers jours de guerre que je peine à trouver le sommeil. Nous
marchons des heures entières, dans des vêtements qui sentent la
sueur et le sang. On se pisse dessus dès que les chenilles d'un
blindé retentissent, ou lorsque les avions tournent comme des
vautours au-dessus de nos têtes. Tout à coup je me sens vulnérable
avec mon petit fusil et mes balles. C'est comme vouloir détruire un
mur avec une cuillère.
Les
nuits sont insupportables. Les images de la journée reviennent nous
hanter. Un tir de mitrailleuse, et le voisin de gauche qui tombe au
sol. Une grenade, et c'est la rangée de droite qui finit en charpie.
C'est dans ce genre de moments que ton courage n'existe plus, que la
peur te fait te lever et courir comme jamais à travers les arbres et
les rochers. Tu te dis qu'il vaut mieux passer deux jours dans une
grotte plutôt qu'une seconde de plus face à tes chasseurs.
Plus
tard je rencontre Yassin. Un type pas très grand mais costaud, sans
un poil sur le caillou et toujours le mot pour rire. Nous mangeons
nos rations quand quelqu'un vient s'asseoir à côté de lui, claquer
d'une main virile dans son dos et moquer son aspect rondouillard. Il
lui soutire sa ration et s'en va, tout sourire, vanter son exploit
auprès des autres personnes de sa trempe. Je compatis. Ma ration est
finie. Je lui tends mon dessert, une orange, qu'il refuse sous
prétexte que je dois la garder pour moi. Alors je la pose dans sa
main. Des oranges, j'en ai mangées toute mon enfance, je peux m'en
passer d'une. Ce geste me rappelle Fadia. J'ignore où elle peut se
trouver, si elle est heureuse, et je me demande si je lui manque
aussi.
Quelques
jours plus tard, nous tendons une embuscade à un convoi français.
Un lance-flammes balaye six d'entre nous. La fumée a un goût de
chair calcinée. Les balles volent dans tous les sens et je tire à
côté de mes cibles tant je tremble d'effroi. Les cris fusent. Tout
le monde crie. Sauf les morts. Et bientôt il n'y a plus âme qui
vive pour crier. Yassin est à une dizaine de mètres de moi. Il n'y
a plus aucun français. Tout est enfin fini. Il marche pour me
rejoindre et pose le pied sur un mécanisme sensible. La mine
explose.
Huit
années d'horreurs avant de rentrer chez moi. Des corps qui
s'amassent sous mes yeux, des hurlements qui remplissent ma valise,
et ma maison n'existe plus. Un obus a tout emporté avec lui. Les
murs, les arbres, ma mère...
Rien
qu'un instant, une seconde. Débranchez-moi. Je me sens mort depuis
tant d'années, laissez-moi enfin l'être vraiment.
Je
n'ai jamais connu mon père. Un traître, voilà la seule description
que l’on m’ait donnée de lui. Avant ma naissance, il a quitté
l'Algérie pour la France, en quête d'un travail pour nous envoyer
de l'argent, puis nous faire traverser la mer. C'était un infidèle,
un déserteur. Quitter sa terre faisait tomber l'opprobre sur la
famille. Il a disparu, et nous n'avons jamais rien reçu. Ma mère a
dû me mettre au monde seule, couchée sur le sol, un torchon dans la
bouche pour étouffer ses cris. Le village ne l'a pas aidée. Ni ce
jour, ni aucun autre.
Les
autres garçons se moquent de moi. Ils m'appellent le fils du
traître. Puis ils me dépouillent, me tabassent et aucun adulte ne
les en empêche. Frapper l'enfant d'un lâche, c'est presque un acte
encouragé.
J'aide
ma mère avec les récoltes et les tâches ménagères. Nous
possédons quelques dizaines d'arbres fruitiers, pour la plupart des
orangers et des figuiers. Comme les villages alentours ont
connaissance de notre situation, il nous faut marcher une dizaine de
kilomètres dans les montagnes afin de troquer nos fruits contre
d'autres denrées, car personne ne veut des fruits d'une famille
déshonorée. Les autres enfants chahutent, jouent, rient, quand moi
je seconde ma mère, et parfois mon oncle. Tous me jettent des
regards en coin, et grimacent, quand ils ne me tabassent pas.
Tous,
sauf Fadia, ma voisine, dont la mère a aussi vu son mari prendre le
large. La honte pèse sur sa famille, plus encore, puisqu'elle reçoit
tous les mois une lettre de France, avec dedans des billets de banque
et quelques pages écrites à la main. Fadia vole à mon secours
quand les autres me rouent de coups. Elle se jette sur eux et se met
en travers de leurs poings. Frapper les filles leur est interdit,
alors ils arrêtent et remettent ça à plus tard. Il m'arrive de
regretter de n'être pas né fille. Quand elle me sauve, je l'emmène
dans les champs. Nous marchons longtemps, en attendant que le soleil
se couche au loin sur l'Atlas et la Méditerranée. Je cueille pour
elle une orange qu'elle dévore avec ses sourires. Je me dis que si
je dois un jour aimer quelqu'un, ce sera elle, pour tout ce qu'elle
fait pour moi et que j'espère lui rendre.
Le
jour de ses seize ans, son père revient de France. Il est riche,
bien habillé et se tient droit dans toute sa fierté. Il vient
chercher sa femme et ses filles pour les emmener avec lui, sur un
bateau vers l'Empire colonial. Elles refusent, alors il bat la femme,
la quitte, et prend les filles avec lui, car à seize ans on peut
travailler, et on n'a plus besoin de sa mère. Je suis seul, sans
amie pour me protéger. On me bat sans me sauver, les couchers de
soleils n'ont plus d'orange, les sourires sont morts avec l'argent
des français.
Je
veux mourir. Pour la vie que j'ai eue, et celle que je n'aurai
jamais. Je veux mourir pour oublier, parce que mes souvenirs me
battent comme les garçons de mon village, parce que Fadia n'est plus
là pour les arracher à moi, parce que je suis vieux et que l'avenir
est derrière moi. Parce que les oranges n'ont plus le même goût.
Jean-François
Favre-Marinet
Agence
Banque Populaire d’Asnières-sur-Oise, bureau 08, mardi, 14h00.
-
Nous sommes désolés M. Plantin mais nous ne pouvons malheureusement
pas accéder à votre requête concernant le prêt auto demandé. Vos
revenus ont été jugés trop insuffisants. Nous sommes sincèrement
navrés.
-
J’comprends bien m’dame la conseillère mais vous savez comme
j’l’ai dit l’aut’fois ma caisse est morte et j’mets trois
heures pour aller travailler et trois heures pour re’vnir. Ca fait
d’jà deux s’maines et j’en peux plus j’vous jure m’dame.
-
J’entends bien monsieur et nous en sommes parfaitement conscients,
néanmoins il s’avère que vous avez déjà contracté un crédit
chez nous et que vous le remboursez encore actuellement. Auquel cas
nous ne pouvons pas accepter ce prêt supplémentaire dans
l’éventualité d’une incapacité d’un recouvrement dans les
règles de notre banque. Vous comprenez ?
-
C’est vrai qu’j’vais d’voir m’serrer encore plus la
ceinture et ça, ça m’regarde m’dame mais faut qu’j’aille au
boulot dans tous les cas sinon comment j’vais faire moi hin ?
Allez, faîtes un geste s’i’ou’ plait m’dame sinon j’vous
le dis j’suis foutu.
-
Ecoutez, je ne peux pas faire autrement mais plein d’autres aides
sont disponibles dans ce genre de cas précis, des organismes privés,
des associations, l’état. Avez-vous pensé au covoiturage ?
Ça peut être une solution. Toujours est-il qu’il est impossible
pour nous de vous accorder cette somme. Vous m’en voyez désolée,
au revoir M. Plantin.
Et
M. Plantin se leva, écrasé par cette nouvelle. Le premier crédit
concernait l’achat de son ancienne voiture, elle était d’occasion
et apparemment en plus mauvais état qu’elle ne laissait paraître
étant donné que le moteur avait explosé sur l’autoroute. Il
était au bout du rouleau, au bout de sa vie. Il avait mis un an à
trouver ce travail et six mois à se faire accorder le prêt et voilà
que maintenant le destin s’acharnait sur lui.
Il
se dirigea vers la porte aussi lentement que ses cent quatre-vingts
kilos lui permettaient de le faire. C’est un jeune homme fringuant,
souriant, plein d’espoir et basané qui la lui tint.
-
Merci. lui adressa M. Plantin avec un sourire.
-
Di rien m’siou. lui répondit le jeune homme.
-
Un immigré. pensa M. Plantin.
Juste
avant de franchir la porte, il entendit la conseillère financière
: «Veuillez entrer M. Aziz ! » Il compatit :
-
Si c’est pas trist’ d’annoncer des mauvaises nouvelles aux gens
tout’la journée...
Rachid
Bouroubi
Je
le garde. Je le garde, parce que je dois être joignable par mon
patron, le vétérinaire et mon médecin. Parce que ma mère
m’appelle quand je rentre trop tard. Je le garde, parce que ma
meilleure amie prend tous les jours de mes nouvelles, parce que j’ai
besoin de relire les messages de ceux qui m’aiment. S’il n’y
avait pas tout ça, je l’aurai jeté. Depuis des mois déjà, je
m’en serais débarrassé.
Zzz,
zzz.
Un
nouveau message. Une autre personne. Pas exactement les mêmes mots
que le message d’il y a une heure, ou celui d’hier ou de
l’avant-veille, de la semaine dernière ou du mois passé, non. Pas
exactement les mêmes mots, mais toujours, toujours la même chose.
Je le sais. Je n’ai même pas besoin de lire.
Zzz,
zzz.
Encore
un autre.
Je
sais ce que j’ai fait – et je m’en veux tellement de
l’avoir fait. Ils ne sont pas obligés de le répéter. Ou bien
qu’ils le répètent entre eux ! Qu’ils me crachent sur le
dos ! Mais qu’ils me laissent tranquille.
Zzz,
zzz.
Non.
Ils ne veulent pas que j’oublie ; tous
ceux qui savent ce que j’ai fait ne voudront jamais, jamais
que je l’oublie. Mon numéro de téléphone a changé deux fois en
six mois et toujours, toujours la même chose. Ils me retrouvent et
c’est toujours, toujours la même chose.
Zzz
zzz zzz zzz zzz zzz z-.
Rejeté.
Encore un appel. Bientôt, un message vocal. Pas la même personne ni
les mêmes mots que celui qui a appelé la nuit dernière, il y a
deux jours ou il y a deux mois, non. Mais la même…
Zzz,
zzz.
Et
ça me fatigue tellement. Une erreur d’adolescente se répand comme
une trainée de poudre. Surtout sur la toile. Surtout quand elle
commence sur un portable. C’est comme une goutte d’eau ;
elle tombe dans la mer et se dilue si vite dans le courant qu’on
peut y plonger ses mains, sa tête, son corps tout entier, jamais,
jamais on ne la récupérera complètement.
Zzz,
zzz.
Zzz,
zzz.
—
Zzz…
Ah
non. Pas cette fois.
Ma
cuisse vibre toute seule.
Ça
me fatigue tellement. Je dors presque en marchant. Juste un peu de
repos. Une minute. Un rien de repos.
Zzz,
zzz.
Qu’ils
me laissent, une minute, un rien…
Bip.
Quoi ?
Batterie faible ?
Déjà ?
Oh
non… !
A
charger !
Mélissa
Pioc
Tom
aime les jeux vidéo. Peut-être un peu trop. Lorsqu'il rentre des
cours, il se colle devant son écran et n'en bouge plus pendant des
heures. Il se goinfre de guerres virtuelles, de monstres sanguinaires
et d'explosions flamboyantes. Son étagère est pleine des derniers
FPS, tous plus violents les uns que les autres, où l'objectif est de
massacrer des hordes d'ennemis à coups de mitrailleuses automatiques
et autres lance-roquettes. Il règne dans ces jeux la même ambiance
chaotique où la poudre à canon et les gros bras sont les seuls
arguments de survie. Tom fonce dans le tas et étripe tout ce qui
bouge. Ses yeux sont avides de cette brutalité gratuite (gratuite...
quand on voit le prix des jeux vidéo de nos jours !), et il commente
ses parties de cris de rage, comme s'il se retrouvait lui-même en
face de ses adversaires.
C'est
quand il m'invite jouer chez lui que je me rends compte de l'écart
entre lui et moi. Ce qui pour moi n'est qu'une distraction passagère
est pour lui un exutoire constant, une projection de ses pulsions les
plus noires sur un écran. Qui sait ce qu'il ferait avec une
véritable arme en main?
S'il
meurt dans le jeu, il crispe ses mains sur la manette et confronte
mon léger sourire narquois à son regard bouillonnant, prêt à
exploser. Je dois me laisser abattre comme un imbécile, au risque de
recevoir la manette en pleine figure, et qui sait, peut-être la
console, la télé, et tout le reste de la maison. C'est bien là son
pire aspect de joueur. Il est nul. Il règle la difficulté au
minimum pour n'avoir qu'à bourriner dans le tas, sans jamais établir
un semblant de stratégie.
Parfois
je me demande ce que je fais encore avec lui, pourquoi je m'efforce
de traîner dans son ombre comme un gentil toutou, et puis je suis
saisi par une peur. La peur de me prendre une ruée de coups par un
imbécile en colère. Et surtout, comme nos deux mères sont de
vieilles amies, je sais qu'elles mettront tout en œuvre pour nous
réconcilier, et je n'aurais fait qu'attiser les braises en voulant
souffler dessus.
A
l'école, Tom est la terreur des bacs à sable. Dès qu'on croise un
petit, il ne peut pas s'empêcher de lui lancer une injure qui ne
fait rire que lui. Puis, si le petit a l'audace de soutenir son
regard, ou de répliquer, alors il le bouscule et s'en va en riant.
C'est sa distraction lorsqu'il n'a pas sa manette et sa console de
jeux, son amuse-gueule avant le bourrage du soir. J'approuve pour
suivre le mouvement, mais au fond, j'ai envie de relever le gamin et
mettre une raclée à gros-Tom. Sinon, il faut attendre qu'un grand
vienne lui chercher des poux, souvent en moquant son surpoids, sa
voix en mutation et ses vêtements sales (qu'il est bon d'être
adolescent !). C'est un spectacle si plaisant! Tom est soudain
submergé par l'autre facette de la petite monnaie qu'il est, et il
pleure comme une hémorragie de la veine cave. Privé de tout son
faux courage, il se laisse martyriser et crie à qui voudra bien le
sauver ! Mais personne ne vient à sa rescousse car même son
seul ami se délecte de sa détresse.
Le
soir, il se venge. Il rentre chez lui, jette son sac à travers la
chambre, et s'écroule sur le canapé. Il allume la console et joue,
toujours sans difficulté pour que les risques soient minimes et le
plaisir plus intense. Il dégomme les ennemis qu'il imagine avec le
visage des grands qui l'ont frappé.
Pour
son anniversaire, celui de ses 16 ans, la mère de Tom nous emmène
(lui et moi, car Tom n'a guère d'amis que celui à qui on l'impose)
à faire un paintball. Nous n'en avons jamais fait, et pourtant je
sens que l'expérience ne va pas être plaisante. Le principe est
simple : deux équipes sur un terrain, chacun un fusil à billes de
peinture, et on canarde. En soi ce n'est rien de plus qu'un jeu,
comme ceux sur nos écrans, à la différence qu'on y joue «pour de
vrai», et qu'à la place des plaies béantes qui pissent le sang, on
a, au pire, un petit bleu sur l'impact et une jolie tâche colorée.
Mais au moment de lui donner le fusil à air comprimé, Tom affiche
un visage proche de l'adulation. Il tient enfin le danger entre ses
doigts graisseux.
Nous
entrons sur le terrain, je suis dans son équipe (pure précaution),
et en face quelques jeunes garçons aussi déterminés que nous à en
découdre. L'arbitre siffle, on se lance vers les abris, les
premières billes tapent contre les planches qui ne filtrent pas bien
les éclaboussures tantôt rouges, tantôt bleues. En quelques
minutes, les éliminés sortent, la main vers le haut, mais au moment
de tirer, Tom se prend un bille du dernier adversaire en face. Il met
sa main sur son ventre bedonnant et chiale derrière son masque. La
bille n'a pas éclaté, il peut rester jouer. Alors Tom, plus furieux
que jamais, se lève, parcours tout le terrain en hurlant et crible
de peinture le garçon devant lui. Une bille suffit à éliminer un
joueur, mais Tom vide son chargeur, et lorsqu'il n'en a plus, il se
jette sur lui, lui fait faire un roulé-boulé, et le frappe à coups
de pied et de poing. Ç’aurait pu être moi, ç’aurait dû être
moi. Car au moins j'aurai donné à nos parents une raison fondée
pour ne plus nous fréquenter, et j'aurai évité à ce pauvre gamin
d'être ainsi tabassé. Au lieu de cela j'ai préféré jouer dans la
même équipe. Je n'ai pas affronté ma peur, et celle-ci me
poursuivra toujours, car il n'y aura pas de prochaine partie. J'ai
perdu.
Favre-Marinet
Jean-François
Un
ange passe dans la salle et les choses s’obscurcissent. Un instant.
Elle tient son ventre à deux mains, laissant le liquide s’échapper
de la béance et rougir la blancheur perdue de son linge Tout devient
abyssal dans la rapidité de secondes inachevées. Le monde, son
monde, est englouti dans le vaste puits des actes manqués. Ombre,
lumière, incertitude croissante : les sensations et les sentiments
se mêlent, se démêlent et tournicotent tel un vieux carrousel. On
s’y fait, se dit-elle. La douleur, la perte, on s’y fait. Elle
presse les doigts sur sa blessure abdominale en s’imposant de
courtes respirations. Les souvenirs s’évadent, virevoltent autour
d’elle, prennent de l’altitude et colorent de façon éphémère
l’espace, tout comme les montgolfières arrangent le bleu du ciel
printanier avant de disparaitre au loin. Elle ne tente même pas de
toucher ses souvenirs en fuite du bout de ses doigts rougis, comme
elle s’évertuait à le faire, petite, face aux dirigeables
multicolores et festifs. A quoi bon ? Tout part, s’étiole. Rien ne
reste jamais intact, insoluble, certain. Les souvenirs partent, et la
blessure s’élargit sous ses doigts crispés. Le silence se fait de
nouveau dans la pièce lorsque la dernière flamme colorée d’un
ballon en ascension expire. Elle se relève, peu à peu, les mains
immaculées, les vêtements propres, la douleur dissoute, le trou
dans sa chair de nouveau inexistant- refermé du moins. Après tout,
c’est un peu l’effet que cela fait d’avoir un cœur brisé : un
trou dans le ventre.
Charly
Legé-Didier
La
petite robe bleue lui va si bien, un bleu cobalt qui épouse ses
formes si...persuasives. Elle la mettra sûrement quand ils dîneront
aux chandelles, c'est même certain. Elle laissera négligemment
ouverts les premiers boutons pour laisser admirer sa somptueuse
poitrine...
C'est
un œil vif qui remarque l’effet produit. C'est l’œil d'un homme
trop timide pour aborder les femmes mais trop audacieux pour être
sain d'esprit. Le vasistas du désir d'un petit homme frustré par
une mégère au foyer, étouffé par une mère acariâtre ? Peu
importe d’où il vient, mais ce qu'il fait transgresse les
frontières de l'intime. Un retour vers les bonnes mœurs est
impossible. Il est spectateur, prisonnier de son théâtre de
fantasmes.
Celle
qui suit n'est pas terrible ; un peu trop bien en chair, mais au
moins ses fesses ont le mérite d'être... provocantes. Elle portera
sûrement cet affreux jogging quand ils seront vautrés dans le
canapé le dimanche soir, il en est persuadé.
Bref,
il va jeter un œil de l'autre côté, il espère que la prochaine
sera moins déprimante : une femme à part, une beauté sublime,
l'objet de ses désirs. Tel un tueur à gage il ouvre une mallette
discrètement, sans un bruit ; il est imperturbable, il attend
le moment propice. Une voix vocifère dans les hauts parleurs, on
réclame Carole pour un échange. C'est le moment ! Encore une
fois, le mal est fait. Les femmes s'enchaînent, se déshabillent, se
livrent aux regards ; si elles savaient !
Le
magasin a fermé ses portes. La femme de ménage fait faire des
va-et-vient sans conviction à son aspirateur. Quelque chose
l'intrigue, elle voit se dessiner un chemin sur le parquet. Par-ci
par-là, elle remarque des copeaux de bois ; elle suit le chemin
de cet étrange petit Poucet. Il mène aux rayons des femmes et
continue sa course dans les cabines d’essayages. Elle ouvre l'une
d'entre elles et trouve le nid du voyeur. Des trous ont été percés
dans les parois en aggloméré, des trous assez petits pour ne pas
être vu, mais assez grands pour en voir beaucoup.
Amandine
Cristin
Je
l'attendais sur le quai de la gare avec une impatience croissante et
la grande pendule indiquait son arrivée imminente. Je fus moi-même
surprise de la vague de bonheur qui me submergea lorsque j'aperçus
son visage dans la foule de voyageurs qui sortait du train. Elle
avait fait le trajet entre la région parisienne et ma Normandie
natale où je lui avais proposé de passer quelques jours de
vacances, entre copines, dans la grande maison que je gardais en
l'absence de ses propriétaires.
Elle
me sauta au cou et, si elle ne l'avait pas fait, j'en aurais pris
instinctivement l'initiative. Dans la voiture, je conduisais, un
sourire franc scotché au visage et elle échafaudait nos plans pour
la soirée. Elle souhaitait m'inviter au restaurant, connaissant mon
amour pour la bonne bouffe et elle trépignait d'impatience en
attendant ma réponse qui était, nous le savions toutes les deux,
évidente. Elle sortait, ensuite, son téléphone de son sac pour
mettre ces musiques que nous aimions tant et ce, à un volume plutôt
déraisonnable. Et nous chantions et nous dansions sur le trajet,
heureuses de s'être enfin retrouvées.
La
salle était loin d'être bondée et la lumière était tamisée. Le
serveur prenait nos commandes en affichant son plus beau sourire,
gratifiant nos choix de clins d’oeil insistants et de sourires à
peine réprimés. Nous prenions une entrée pour deux puis un plat
principal chacune. Au moment de la commande du dessert, mon amie me
regarda tout sourire avant de balancer :
–
Une
grande coupe glacée américaine avec deux petites cuillères, s'il
vous plaît. Ça ne te dérange pas que l'on partage le dessert,
chérie ?
Je
riais devant son audace et la situation. Elle avait fait cela pour
remettre à sa place le serveur un peu trop familier à son goût et
ça avait marché du feu de dieu. Nous entamions, après un bon fou
rire, notre dessert.
Une
fois rentrées, nous nous installâmes sur la terrasse, face au
coucher du soleil et aux champs de blé qui s'étendaient à perte de
vue et nous décidâmes de créer une playlist « Vacances en
Normandie ». A tour de rôle, nous choisissions une chanson, sachant
pertinemment que le choix de l'une aurait pu être le choix de
l'autre. Après cela, nous lançâmes la musique en boucle sur le
home cinéma du salon et je sortis quelques bouteilles d'alcool afin
que nous nous détendions un peu. Un verre, deux verres, trois verres
et je me balançais sur le rythme des mélodies qui arrivaient
jusqu'à mes oreilles.
–
Et
si nous faisions une action ou vérité pour s'amuser un peu ?
proposa ma camarade.
–
Pourquoi
pas !
–
Quel
mode ?
–
Parce
qu'il y a plusieurs modes ?
–
Maintenant,
avec les smartphones, tu peux choisir ton « degré » de jeu.
–
C'est-à-dire
?
–
Gentil,
sexy, enfantin, hot... Il y en a pour tous les goûts, de nos jours.
–
Je
te laisse choisir.
–
Ok,
c'est parti !
J'étais
pompette mais je me rappelle parfaitement avoir dû faire des jeux de
mots bizarres, imiter des cris d'animaux, raconter des choses dont
j'avais particulièrement honte ou encore sonner chez la voisine pour
partir en courant dès que celle-ci ouvrit la porte.
–
Donne-moi
le téléphone, je vais te lire ta prochaine action : « Embrassez
passionnément le joueur de votre choix ». Il me semble que, pour le
coup, tu n'as pas besoin de réfléchir trop longtemps! Viens par
là !
Je
ne sais pas ce qu'il s'est réellement passé mais je me retrouvais à
enlacer et à embrasser mon amie. Poser mes lèvres sur les siennes
me parut tout naturel, et ce qui ne devait être qu'un baiser pour
rigoler se transforma en une révélation. Comme si j'attendais ce
moment depuis longtemps, je ne la lâchais pas. Elle non plus. Nous
continuâmes de nous embrasser en balançant nos corps sur le rythme
d'une musique lascive, parfaite pour accompagner notre étreinte. Je
ne me rappelle plus combien de minutes ou d'heures cela dura. Je
croyais que le temps s'était tout bonnement arrêté.
Céliane
COUSSIERE
Le
noir. Le néant. L’odeur de pisse et de sang séché. Les cris, les
pleurs, les viols et les coups à répétition. C’est comme cela
que je vis.
Depuis
combien de temps ? Je ne saurais le dire. J’ai arrêté de compter.
Il est impossible de se faire une idée du temps ici.
Les
souvenirs de ma vie passée sont les seuls plaisirs qui me restent.
Mais ces plaisirs brisent bien plus qu’ils ne rassurent. Le visage
de ma mère se floute avec le temps, le son de sa voix s’est
totalement effacée de mon esprit, son odeur aussi. Et c’est ce
qu’ils recherchent. Il est là leur but. Qu’on oublie notre vie,
notre passé et ce que l’on est. Parce que l’on est plus. Nous
sommes les enfants de l’oubli.
Je
me rappelle seulement mon arrivée ici. Je me souviens avoir compris
la raison de mon enlèvement à la seconde où mes pieds nus ont
frôlé le bitume froid de cet endroit.
J’avais
décidé de partir. Partir vivre ma vie comme je l’entendais. Et
durant un temps, ce fut le cas, rien que moi, mon chien et le vaste
et sauvage Alaska.
J’avais
tellement pris l’habitude de monter en voiture avec des inconnus
que j’avais, depuis longtemps, baissé ma garde. Une triste erreur.
Cet homme ressemblait à tous les autres m’ayant pris en stop
durant des années, aimables, amicaux, curieux, impatients que je
leur raconte mes voyages, mais il n’était pas comme eux, et je le
compris bien trop tardivement. Il abattit froidement mon chien, juste
après m’avoir laissée sur le bord de la route où je lui avais
demandé de me déposer. Après quoi, il me rattrapa et me força à
retourner de force dans son fourgon. Je m’étais débattue, bien
entendu. Mais rien de ce que je faisais ne pouvait me sauver de mon
destin.
Autant
dire qu’après avoir vécu des moments de liberté aussi intenses,
être coincée dans cet endroit macabre rend complètement fou.
Il
y a d’autres filles ici. Certaines ont tourné folles, certaines
semblent s’y être fait, les plus jeunes pleurent sans cesse. J’ai
cessé de pleurer. J’ai cessé de parler. J’ai cessé de
ressentir des émotions. Ce n’est plus moi. Ce n’est pas moi qui
suis là. Moi je n’existe plus. J’existais. Au passé.
Nous
sortons deux à six fois par jour, mais pas pour longtemps, et il est
encore préférable de rester ici plutôt que de sortir. Nous n’avons
plus de prénom, plus d’identité, nous sommes appelées par notre
numéro. Je suis le numéro 21. Quand un numéro est appelé, cela
veut dire qu’un homme a payé pour nos services. C’est à ce
moment-là que l’on sort. Nous sommes emmenées dans les chambres
situées aux étages supérieurs du bâtiment où un client nous
attend. Le reste du temps, nous sommes enfermées dans le sous-sol,
dans des cellules. Et bien sûr, à chaque fille sa cellule, de sorte
qu’aucune d’entre nous ne peut communiquer avec une autre.
Nous
nous devons d’être propres quand nous montons à l’étage, c’est
pour cela qu’ils nous autorisent à prendre une douche une fois par
jour. L’eau est plus que froide, mais, malgré la sensation de
couteaux qui nous cisaillent la peau, la douche reste le seul moment
plus ou moins agréable de nos journées.
Là-haut,
on rencontre toutes sortes d’hommes. La plupart sont des hommes
d’affaires pleins aux as ou, au contraire, de pauvres hommes à qui
la vie n’a pas réussi et qui ne peuvent trouver le réconfort
d’une femme qu’en payant.
Il
y avait eu, toutefois, une exception à la règle. Une seule.
Je
ne comprenais pas par quel miracle le destin avait mis cet homme-là
sur ma route. Dans l’une de ces chambres que je ne connaissais que
trop bien.
Je
me souviens qu’au moment même où je suis entrée, lui, qui était
allongé sur le lit, s’était tout de suite rassis et m’avait
longuement observée. Il avait le regard hébété et me mettait mal
à l’aise par
son
silence. Je m’étais alors avancée jusqu’au lit sans plus le
regarder tout en déboutonnant ma chemise. C’était à ce moment-là
que j’entendis sa voix pour la première fois, il me demanda de
demeurer vêtue et se mit à me poser toutes sortes de questions. Je
ne répondis à aucune d’entre elles, bien trop surprise par son
attitude et peu confiante. Il avait fini par se taire et nous étions
restés assis sur le lit toute la journée, si bien que je n’étais
allé voir aucun autre client que lui ce jour-là.
Et
cela s’était répété chaque jour, et chaque fois, nous restions
la journée entière, assis sur le lit en silence jusqu’au
lendemain.
Au
bout d’une semaine, je m’étais décidée à briser le silence,
lui demandant pourquoi il faisait ça, qui il était, et ce qu’il
voulait de moi. Je sus alors qu’il s’appelait Théo, qu’il
avait vingt-six ans et qu’il venait de Londres. Il m’avait
expliqué que je lui rappelais sa sœur, et que c’était pour cela
qu’il ne pouvait me toucher ou me faire de mal, ou qu’il ne
pouvait se résoudre à laisser quelqu’un d’autre me faire du
mal. C’était pour cela que chaque jour il revenait ici. Pour être
certain que personne ne me touche tant qu’il était avec moi. Cela
me semblait impossible, trop beau, bien trop beau pour être vrai.
Mais il était là. Et plus l’on se voyait, plus on commençait à
se connaitre. Je lui racontais mes voyages et lui les siens, je lui
confiais mes peurs, mes souvenirs. J’avais enfin une échappatoire,
quelque chose qui me tenait en vie. Je passais parfois des journées
entières à dormir tranquillement, faute de pouvoir le faire sur le
pauvre banc en béton qui me servait habituellement de lit. Et je
mangeais bien, bien mieux que la soupe et le pain que l’on nous
servait le soir, une fois par jour. Théo me ramenait tout un tas de
bonnes choses à manger, et le goût des cheezeburgers me reste
encore au bout des lèvres.
Je
passais un mois auprès de Théo, à rire et pleurer, à dormir et
manger, à l’écouter me raconter ses voyages et sa vie, et cela
m’aidait à vivre un peu. Vraiment.
Il
y a deux jours, l’on me fit monter comme à mon habitude à la
chambre numéro six, et ce n’est qu’après avoir refermé la
porte que je le vit, allongé sur le lit, le torse en sang. Je me
précipitai jusqu’à lui, pleurant comme je n’avais jamais pleuré
auparavant, le secouant, le frappant, mais rien n’y fit. Théo
était mort. Et moi j’étais seule.
C’est
comme cela que ça se passe dans le monde de la mafia et du
proxénétisme, quand une personne s’interfère, elle se fait tuer.
Les
enlèvements, l’isolement, les douches gelées, les viols, les
meurtres sont des conditions de vie effroyable. Mais le pire dans
cette vie reste que le suicide est un acte qui nous est impossible à
exécuter.
Laly
Griffon
-
Arrête de te fatiguer ! De toute façon, il ne comprend rien ce gosse !
Ça
recommence. Papa parle très fort, maman a le visage mouillé et
regarde par terre. C’est parti de rien : Maman m’a appelé,
elle m’a dit de sourire pour la photo. Mais c’est quoi sourire ?
Elle m’a déjà expliqué plein de fois. Mais le temps de
comprendre, le temps que ça revienne dans ma tête, papa était déjà
arrivé. Il a parlé très fort, parce que je regardais sans bouger.
Et je regarde encore maintenant.
-
Parle plus doucement… et fais attention à ton langage.
-
Sinon quoi ? Il y comprend que dalle ! Il est totalement con !
-
Ne dis pas ça ! Il est plus lent que les autres, c’est tout !
Comme
d’habitude, quand ils parlent aussi fort, ils attirent mes frères.
Et moi je regarde. J’essaie de comprendre, mais je n’y arrive
pas. Les visages changent, se déforment, je ne sais pas pourquoi. Je
ne comprends pas.
Mes
frères sont arrivés, ils regardent. Ils commentent :
-
Papa est super en colère…
-
Maman a l’air vraiment triste.
Je
les regarde. Je ne comprends pas.
-
Comment vous savez ça ? Comment vous devinez ?
Ils
me fixent tous les deux.
-
Bah tu regardes leurs visages, c’est pas dur !
-
Je ne vois rien sur leurs visages. Ils ont quoi ?
Un
son étrange échappe à mon frère. Long, irrégulier. Maman m’a
toujours dit : « quand tu ne sais pas quoi faire, tu fais
comme ton frère », alors je copie le même son que lui.
Pareil. Il s’arrête, me regarde, me pousse.
-
Débile ! dit-il en me poussant encore, plus fort. Je tombe sur les fesses. Mon petit frère me regarde.
-
Zarbi ! dit-il à son tour. Il part en courant en voyant que les parents le regardent.
Papa
et Maman ont cessé de parler. Ils me fixent. J’ai beau regarder
leurs visages, je ne comprends pas. Je ne vois pas quoi comprendre.
Je ne sais pas. Je ne comprends pas…
Vitalie
Bernard