samedi 2 janvier 2016

Recueil de nouvelles et de récits courts partie I

PARTIE I - SCÈNES DE VIE

La chaîne alimentaire

           
            Aujourdhui à l’école, c’était comme à la guerre ! Deux ennemis jurés saffrontaient. Ca griffait, ça mordait, ça criait, ça hurlait ça a même pleuré ! Même la maîtresse elle ne savait plus quoi faire. Tout ça parce que le Chat et le Rat se battaient sans arrêt.

            Au début, on jouait juste tous ensemble. Puis le Chat a voulu jouer à faire la chaîne alimentaire, alors il a mordu le Rat très fort ! Après c’était la grosse bataille. Impossible de les séparer La maîtresse a finalement réussi à les calmer, et elle les a punis chacun dans une pièce. Mais du coup, la maîtresse elle a dit : « Fini les ateliers de maquillage ! »

Vitalie Bernard

Train-train quotidien


Oh et attends, regarde celle-là là-bas avec son chien ! Ce qu'elle est vieille !
T'as raison, elle doit avoir au moins un siècle ! Heureusement que le chien l'emmène en balade de temps en temps, qui sait comment elle finirait si elle ne prenait pas le soleil de temps à autre ? Va-s-y, note-la sur le carnet.
Attends laisse-moi le temps, je veux faire ça bien, qu'on puisse se relire un jour.
N'empêche, cette idée de noter tous les gens bizarres qu'on croise, c'était pas si mauvais comme idée.
Ouais, tu dis ça parce que c'est toi qui y as pensé !
Roo... T'abuse ! Oh tiens regarde-le celui-là ! Il en tire une de ces tronches ! Mais regarde!
Deux secondes, il va pas disparaître ! Et puis le quai est pas trop bondé, il risque pas de se cacher derrière quelqu'un.
Oh la la, celui-là on ne peut pas ne pas le noter ! Collector ! Un comme ça, t'en as pas tous les jours !
Tellement ! Il fait tout crasseux avec ses vêtements. Et puis ses cheveux... Ce qu'il est ridicule ! Et cette démarche de condamné !
Heureusement pour lui le ridicule ne tue pas. Allez, note ! Et puis passe-moi le carnet après, je voudrais le dessiner. Mince, y a du monde qui arrive. Vite ! Je vais bientôt plus le voir !
Oublie pas de dessiner la vieille ensuite.
T'inquiète j'ai mémorisé comment elle était. Le train arrive bientôt sur leur quai, je vais faire mon possible pour mettre sur papier jusqu'à la moindre puce qui lui ronge la tête. Il pense à quoi à ton avis ?
Je sais pas, on dirait qu'il regarde sans vraiment regarder, comme s'il était perdu dans ses pensées. Il a des cernes comme des coquards ! Je crois qu'il a froid, t'as vu comme il tremble ?
S'il avait de meilleurs vêtements la question ne se poserait pas...
C'est peut-être un SDF...
Joseph le SDF !
T'es nulle... Se moquer des gens d'accord, mais pas de ceux qui ont des problèmes comme ça.
Et la vieille tu crois qu'elle pète le feu ? J'te parie que dans deux ans elle aura clamsé.
T'as raison, on ferait mieux d'arrêter...
Mais non ! C'est pas parce que les gens sont différents qu'on ne peut pas se moquer d'eux!
On a tous nos problèmes.
Il a vraiment pas l'air bien.
C'est un SDF. Comment veux-tu qu'il aille bien ? Le train arrive.
Il tremble de plus en plus...
Ca y est jai fini de le dessiner ! Au moins on se souviendra de lui.
Tu trouves pas qu'il est bizarre ?
Ah ça ! Complètement !
Nan, pas comme ça ! Bizarre genre pas bien du tout.
Il a froid, laisse-le, on a déjà tout sur lui. Occupe-toi plutôt delle avant que le train nous la cache. Zut ! Trop tard : il arrive !
Mais qu'est-ce qu'il fait ? Stop !! Stoppez le train !
Oh le c** !                                                                                               


 Jean-François Favre-Marinet

La Blanche Neige du cinquième


Enfermée depuis des heures, des jours, des mois, des années... Bertille a des envies, des espoirs aussi. Elle aspire à tellement plus que cette vie monotone qu'elle s'est construite. Elle a les formes d'une femme, mais les craintes d'une petite fille. Elle ne voit jamais personne, sa seule sortie ? Aller chercher son courrier. Pour le reste c'est tout par correspondance : courses de la semaine, vêtements, meubles... elle s'arrange même pour que le livreur lui dépose le tout devant la porte sans même se donner la peine de lui ouvrir. C'est une de ses manigances bien ficelées pour lui éviter de parler ou même de croiser le regard de qui que ce soit, sinon c'est un flot de balbutiements de collégienne timide et un visage rouge écrevisse. En somme, les situations inconfortables : très peu pour elle.
A défaut d'avoir une vie de femme épanouie pleine d'amis, d'amour et de distractions, elle se noie dans les romans à l'eau de rose ; fantasme sur ses héroïnes de papier qui se marient et ont beaucoup d'enfants ! Mais ce qu'elle aime par dessus tout c'est jouer de la harpe. Rien ne lui procure plus de plaisir que de laisser filer ses doigts sur les cordes sensibles et cristallines de son instrument.
Arrive un jour béni, une tornade dans l'océan calme qu'est la vie de Bertille.
Alors qu'elle révise ses gammes et ses arpèges, elle voit du coin de l’œil se glisser un morceau de papier sur le parquet juste sous sa porte. La simple idée de savoir quelqu'un derrière la cloison lui donne des sueurs froides et les mains moites. Fébrilement elle ramasse ce drôle d'imprévu, le déplie avec soin : «  Vous avez une voix sublime et c'est un grand plaisir de vous entendre jouer chaque jour. Accordez-moi l'immense bonheur de mettre un visage sur un si grand talent. Rendez-vous dans deux heures en bas de votre immeuble. ».
Vous connaissez les papillons dans le ventre ? Pour Bertille c'est à ce moment une nuée, un bataillon entier de gros coléoptères qui lui remue les entrailles.
Un admirateur secret ? Un beau prince aux cheveux d'or sur son cheval blanc ? Toutes les histoires d'amour qu'elle a pu engloutir et qui l'ont tant fait fantasmer ; enfin elle a la chance d'en vivre une ! Elle, Bertille, trente ans, harpiste à tendance agoraphobe et collectionneuse de catalogues par correspondance !
Mais l'excitation du moment cède la place aux doutes : « Et s'il était laid comme un pou ? Ou pire, s'il avait mauvaise haleine ? ». Trop de questions se bousculent dans sa tête ; pour faire taire tout ça, une bonne gifle s'impose. Elle se met donc cette gifle et se sermonne : « Écoute Bertille, c'est peut-être ta seule chance de sortir de ton terrier ! Mets ta jolie robe commandée la semaine dernière sur La Redoute, un bon coup de maquillage et tente ta chance ! ».
Ni une ni deux, elle commence à se pomponner pour son mystérieux et romantique inconnu tout en chantant « un jour mon prince viendra... ».
S’approche enfin l'heure pour notre Blanche Neige, elle a encore dix minutes devant elle : « Surtout ne pas arriver en avance sinon il va me prendre pour une désespérée mais pas trop en retard sinon il va penser que je suis une peste... ».
Après ces vaines et futiles constatations, huit minutes ont déjà filé ; et deux minutes c'est pile le temps qu'il lui faut pour descendre les cinq étages et arriver à l'heure convenue.
Excitée comme une puce à l'idée de rencontrer son prince charmant, elle dévale les escaliers quatre à quatre mais prend soin de descendre les derniers avec grâce, comme une lady. Vous comprenez, si jamais il la voit arriver en trombe comme une désaxée...
Elle se tamponne le front avec un mouchoir, prend une grande inspiration et voilà notre Bertille qui prend avec une assurance maladroite la poignée de la porte du rez-de-chaussée. Juste derrière se trouve une dame assez chétive et d'un âge bien avancé avec canne et sac à la main ; elle est rudement bien habillé et très coquette.
Par politesse Bertille la salue d'un mouvement de tête et d'un sourire forcé tout en scrutant anxieusement la rue. La vieille dame affiche un sourire radieux : «  Je suis sûre que vous êtes la p'tite musicienne du cinquième. D'puis l'temps qu'on vit sur le même palier il fallait bien qu'on s'rencontre un jour ou l'autre. Ça m'fait plaisir que vous ayez accepté mon invitation. Allons boire un café et en terrasse surtout, z'êtes bien pâlotte ! Pour sûr un bon bain de soleil vous f'ra du bien ! ».
Amandine Cristin
Chance

« Je reviens te chercher dans quelques minutes »

Voilà. Voilà la dernière phrase qu’il m’a dite en m’attachant à un poteau sur le bord d’une autoroute avant de remonter dans sa voiture et de partir.  
Je m’appelle Hector, enfin c’est le nom que mon maître m’avait donné avant de m’abandonner. Oui, je suis un chien et je vais vous raconter mon histoire.  
Tout a commencé lorsque je suis arrivé dans cette fameuse maison. J’ai été accueilli comme un nouveau-né, toute la famille était contente qu’il y ait un nouvel arrivant.  Au début, le maître qui m’avait adopté me trouvait adorable. Il me chatouillait et je mordillais ses doigts.  
Cependant, j’ai commencé à grandir et à faire de plus en plus de grosses bêtises comme faire mes dents sur les meubles en bois ou déchirer les coussins. Mon maître n’a pas compris que je m’ennuyais parce que je n’avais plus de jouet, ni compagnon animal ou humain avec qui jouer. Cela a commencé par une petite tape sur les fesses, puis deux, puis il a commencé à utiliser un bâton.   
Plus je faisais des bêtises et moins il était patient. J’ai essayé de jouer avec lui mais il disait qu’il n’avait pas le temps, alors je repartais me coucher et recommençais mes « conneries ». C’est ce qu’il a dit une fois alors qu’il m’a retrouvé en train de secouer un sac de farine. Il y en avait partout dans la cuisine. Il n’a peut-être pas compris que je voulais qu’il remarque ma présence.  
Un soir, après une énième bêtise, il m’a enfermé dans le sous-sol de la maison. Il faisait nuit et j’étais apeuré. Je ne sais pas combien de temps je suis resté dans le noir. Cela m’a paru une éternité ! Lorsqu’il a déverrouillé la porte, il m’a trouvé recroquevillé dans un coin, il m’a à peine adressé un regard et a laissé la porte ouverte pour que je puisse sortir.  
Après cet épisode, il avait l’air plus calme, plus gentil et il ne s’énervait plus contre moi. Alors j’ai commencé à me frotter à lui pour demander quelques caresses et il m’en a donné ! Cela a duré pendant trois jours ou peut-être plus et puis un beau matin il m’a emmené dans sa voiture et je me suis retrouvé là accroché à ce fichu poteau.  
J’ai attendu là longtemps, espérant qu’il reviendrait sur sa décision mais même pas ! J’ai pleuré, aboyé, hurlé à la mort mais personne ne m’entendait. Alors je me suis endormi, j’étais très fatigué et assoiffé lorsque j’ai entendu un bruit. J’ai tendu l’oreille et j’ai aboyé si fort que des personnes sont venues me délivrer. J’étais si content de voir quelqu’un que j’ai effrayé une dame qui essayait de s’approcher de moi. Je me suis tu et j’ai remué la queue pour lui montrer que je ne lui ferais pas de mal. Elle s’est alors rapprochée et a pu me détacher. J’ai regardé autour de moi et j’ai vu un homme et deux enfants, ils avaient l’air si heureux de me voir : comme si j’étais déjà un membre de leur famille. J’ai suivi cette famille sans hésitation car j’espérais, je savais qu’ils ne seraient pas comme mes anciens maîtres. 
Depuis, on m’a rebaptisé Lucky, ça veut dire « chance » en anglais. C’est vrai, j’ai eu beaucoup de chance d’avoir été sauvé par une famille aussi gentille. Je suis content de ce nouveau prénom car il m’emmène vers un très beau futur et ne me fait pas ressasser tout ce que j’ai enduré par mon passé.  

Manon Dany
Seule la nature est éternelle


Elle démarra sa voiture, se dirigea vers l’hôpital, comme chaque soir depuis ses huit ans. Et comme chaque soir, Valentin l’attendait face à la grande porte en verre, à l’entrée de celui-ci.
Il eut un sourire en la voyant marcher d’un pas pressé, se dépêchant d’arriver jusqu’à lui. Et comme chaque soir, ils se firent une accolade amicale et s’allumèrent une cigarette.

- Ça nous tuera, tu sais, dit Rory en tirant la dernière latte.
- Lentement, mais sûrement, répondit simplement son ami. On entre ?

Elle acquiesça d’un mouvement de tête, et comme chaque soir, ils entrèrent et se dirigèrent vers l’ascenseur. Tout était devenu automatique, ils ne partaient plus en vacances, ou très peu, ils ne sortaient pas se saouler avec leurs amis. Ils n’en avaient pas de toute façon, ils se suffisaient l’un à l’autre, ils savaient que quand la fin serait proche, ils seraient ensemble, et c’était déjà ça.
L’ascenseur s’arrêta au quatrième étage et ils avancèrent vers la porte de sa chambre. Une porte blanche sur des murs immaculés par laquelle ils avaient, depuis longtemps, pris l’habitude d’entrer sans frapper.

- Salut Thomas ! lança Valentin en entrant d’un pas qui se voulait enjoué.
- Oh les mecs, je suis content de vous voir, je n’en pouvais plus de ce livre. Il est vraiment minable! répondit Thomas en posant ses lunettes et son bouquin sur la table basse, un sourire illuminant son visage terni par la fatigue.
- T’y connais rien de toute façon ! fit Rory en attrapant son bouquin, faisant mine de le ranger dans son sac.
- Nan, laisse-le-moi, j’me fais trop chier pour arrêter de le lire ! dit-t-il dans un rire.

Elle rigola à son tour en reposant le dit livre sur la table, avant de s’asseoir sur l’étroit lit d’une place où était allongé Thomas. Elle écoutait d’une oreille les deux frères bavarder, se remémorant les maigres souvenirs qu’elle avait de leur enfance passée ensemble.
Il lui était encore difficile d’accepter la leucémie de son ami, et elle n’osait pas imaginer la douleur que pouvait ressentir Valentin.
Ils savaient depuis longtemps qu’il les quitterait un jour mais ils se cramponnaient à l’idée qu’il avait déjà gagné douze années, qu’il pourrait en gagner plus encore. Il était un véritable battant et les médecins misaient beaucoup sur sa guérison avant sa dernière rechute il y avait maintenant quelques mois.

-Et toi Rory ? dit Valentin, sortant son amie de ses pensées.
-Hein ? répondit-elle
-Tu veux un café ?
-S’il te plaît.

Il se leva de la chaise sur laquelle il était assis et sortit de la chambre. Thomas profita alors de l’absence de son frère pour planter un regard accusateur dans celui de son amie, la réprimandant sur sa perte de poids considérable qu’il avait remarquée depuis quelque temps. La jeune fille leva les yeux au ciel et se contenta de changer de sujet.
Il était vrai qu’elle maigrissait à une vitesse affolante. C’était comme ça, elle n’arrivait pas à se nourrir quand elle était déprimée.
Thomas, quant à lui, s’en voulait de semer le désordre dans la vie de ses proches tout en remerciant le ciel qu’ils soient à ses côtés. C’était là un de ses plus vifs combats intérieurs, il réfléchissait souvent à la douleur que causait la maladie à ses proches, et pensait parfois qu’il aurait mieux valu qu’il ne vienne pas au monde. Cela leur aurait évité bien des nuits blanches.
Valentin revint avec trois tasses de café fumantes, il s’apprêtait à les poser sur la table de chevet quand son frère le coupa dans son élan.

- Attends ! J’ai envie de marcher un peu, autant descendre avec les cafés, vous fumerez votre cigarette en même temps comme ça.

(…)

Il était assez rare d’avoir un hiver aussi doux à Stuttgart, pour le plus grand plaisir de Thomas qui pouvait sortir se promener dans le parc de l’hôpital à sa guise. Le garçon regardait son frère et son amie fumer leur cigarette et regrettait de ne pas pouvoir goûter aux plaisirs des autres jeunes de son âge. Du haut de ses vingt ans, il n’était sorti que de rares fois avec ses amis, il n’avait jamais mis les pieds dans un bar, n’avait jamais goûté à un joint et se faisait réprimander dès qu’il avait le malheur de réclamer une clope. Il le désirait juste pour faire comme tout le monde, juste pour se sentir normal. Ne serait-ce que pendant l’instant éphémère d’une clope qui se consume.
Il sentit une goutte d’eau tomber au sommet de son front et ferma les yeux à ce contact. Il aimait la pluie, il aimait la nature, il aimait sentir l’herbe s’affaisser sous ses pieds quand il marchait. Il aimait la vie. Mais, avec le temps, il s’était fait une idée. Il ne verrait jamais le sommet d’une montagne, ni les puissantes vagues de l’Atlantique s’écraser sur les rochers sous un temps orageux.
Il profitait néanmoins des petits moments qu’il passait avec sa famille et du plaisir que l’on a à regarder les tournesols lors des longs trajets en voiture. Tout cela était loin d’être aussi appréciable que la nature immense et sauvage qu’il rêvait de découvrir, mais il était encore debout, et pour cette raison il refusait de se plaindre.

(…)

- Tu voulais me voir, moi ? Juste moi ? questionna Rory au moment même où elle refermait la porte, avant d’appuyer son dos contre celle-ci. Pourquoi ? renchérit-elle en constatant qu’elle n’avait pas de réponse.

Thomas s’assit au bord de son lit et enfila ses chaussures, toujours silencieux. Rory ne réagit pas à son silence. Elle avait compris et se contenta de suivre son ami jusque dans le parc. C’était une matinée fraîche mais le soleil faisait éclater les feuilles des arbres en de milliers de scintillements. Le gèle matinal sur les brins d’herbe n’empêcha pas le jeune homme de s’asseoir face à la petite marre, où il avait l’habitude de lire durant les beaux jours. Rory s’assit à ses côtés, l’observant jeter des cailloux dans l’eau, attendant patiemment qu’il prenne la parole.

- Tu sais, je le sens, dit-il en regardant droit devant lui, s’efforçant de garder les traits de son visage tirés. J’veux pas, Rory, j’veux pas. Mais ça arrive. Ça vient et j’ai l’impression de ne rien savoir, de ne pas avoir avancé, j’en suis toujours au même point qu’avant, et si je reste ici, j’ai l’impression que je partirai vide.

Elle s’en était doutée, elle enroula ses bras autour de celui du garçon et posa sa tête sur son épaule, continua d’observer les branches se refléter dans l’eau. Elle savait qu’il n’y avait qu’à elle qu’il s’adressait. Il ne pouvait pas en parler à Val. Il ne supporterait pas d’entendre ce genre de discours. Pour lui Thomas était trop fragile pour sortir de l’hôpital, pour leur mère aussi d’ailleurs. Il savait cependant que Rory le comprendrait mieux, elle avait toujours été plus ouverte, moins inquiète, moins fragile. Il savait que son étreinte se voulait une réponse positive. Il la remercia, se tut un temps, puis cracha ce qu’il retenait depuis longtemps. Se lançant dans des discours sur la quête de soi, la grandeur du monde et son image à la fois exaltante et horrifiante. Il lui racontait ses rêves de voyages, et ce qu’il pouvait lire dans les livres; allongés en observant le ciel, et elle l’écoutait, voyageant avec lui.

(…)

Thomas réfléchissait encore à la manière dont il allait annoncer la nouvelle. Connaissant son frère, ce ne serait pas une mince affaire, il était terrifié rien qu’à l’idée de voir son frère dans un de ses accès de colère mêlés à de la tristesse. Il s’inquiétait également quant à l’état moral de Rory, elle ne disait jamais rien, mais sa flagrante maigreur en disait assez pour elle.

Le jeune homme se retournait sans cesse dans son lit, il avait du mal à dormir. Pourtant, avec les doses de médicaments que les médecins lui prescrivaient, il aurait dû s’endormir facilement, mais, pris entre inquiétude et peur, il ne fermait pas les yeux. En témoignaient les cernes violacées sous ceux-ci. Comment allaient faire face son frère et son amie quand il ne serait plus là ? Réussiraient-ils à construire une vie normale ? L’oublierai nt-ils, ou resterait-il le mauvais souvenir de leur vie passée, celui qui les avait restreint dans leur relations et leur découverte du monde ?
Et la peur, oui, la peur d’affronter la mort. Il se disait que c’était normal d’avoir peur, qui n’aurait pas peur d’affronter l’au-delà ? Après tout, personne ne pouvait savoir où allait l’âme quand l’esprit et le corps s’endormaient pour l’éternité. Pour se rassurer, il aimait à penser qu’il reviendrait au tout qu’il formait avec l’univers avant de naître. Ses cendres donneraient vie à un arbre ou à une montagne, quelque chose qui vivrait durant des millénaires.
Pour lui, ce que racontait le nouveau testament n’était que mensonge, tout comme les médecins mentaient sans cesse à propos de son état. Il savait que la fin était proche et en avait marre d’entendre tous ces espoirs qui étaient vains. Après tout, il connaissait son corps et sa maladie mieux que les autres.
Une seule chose le tenait en vie : il voulait découvrir, savoir, apprendre, voir et sentir les choses qui l’entouraient. Le monde.
Il se rassit dans son lit, malgré l’heure tardive, il mit ses lunettes et se replongea dans son bouquin. Il aurait bientôt tout le temps du monde pour dormir.

(…)

Thomas respira un grand coup et annonça le possible commencement de sa chimiothérapie.

- Je n’aurai plus mes dreadlocks si je décide de suivre le traitement, enchaîna-t-il, tentant un petit sourire pour détendre l’atmosphère.
- On se rasera la tête nous aussi, on formera une bande de skinheads ! dit Rory en lui tapant dans la main.
- Comment ça « si tu décides de suivre le traitement » ? le reprit Valentin.
- Ben, je ne suis pas sûr de vouloir faire une chimio, lui répondit son frère en se triturant les doigts.
- Si tu ne le fais pas, tu ne seras plus avec nous, renchérit Valentin sur un ton sec. Tu le feras.
- Pourquoi faire ? Je ne vis pas, je survis et j’en ai ma claque de ne pas vivre !

A ces mots, son frère eut la réaction qu’il redoutait. Il se leva d’un bon, crispa ses doigts dans ses mains en enfonçant ses ongles dans ses paumes au point de les faire saigner. Ses larmes et sa sueur coulaient le long de ses tempes et de ses joues. C’est au moment où des grognements incontrôlés sortirent du fond de sa gorge qu’il se mit à jeter tout ce qu’il y avait à sa portée, Rory essayait de le calmer tant bien que mal, mais les accès de rage du garçon étaient d’une grande violence. Il lança un coup de pied dans la porte qui claqua contre le mur en s’ouvrant et sortit en courant.

- Je reviens ! Promis ! Dit Rory à Thomas avant de suivre son ami dans les couloirs de l’hôpital.

(…)

Elle retrouva Valentin dans sa voiture, la portière côté conducteur cabossée, sans doute par un coup de pied. On pouvait entendre la respiration saccadée du jeune homme de l’extérieur.
Au bout de quelques minutes, il finit par déverrouiller les portières et Rory s’installa du côté passager, et, lui prenant la main, lui expliqua qu’il devait accepter le choix de son frère. Ce dernier devait être fatigué de tout cela, il aspirait à profiter de la vie plutôt que de rester entre les quatre murs blancs et moroses de sa chambre d’hôpital.

Au début, Valentin refusait de l’écouter, puis comprit que même s’ils le souhaitaient tous les trois très fort, ils ne pourraient pas vieillir ensemble. Tous les projets qu’ils avaient envisagés se brisaient sous leurs pieds.

- Tu sais, lui dit Rory, ça lui ferait du bien un peu de nature. Qu’il parte en l’ayant sentie.

Valentin était contre cette idée. Rien que le trajet jusqu’à la montagne ou la mer pouvait le tuer.
Mais il abdiqua bien vite quand Rory reprit son discours sur la mort : enfermé à l’hôpital, enfermé dans une tombe, durant sa vie et puis jusqu’à l’éternité.
Il comprit alors ce que Rory avait déjà compris à l’annonce de la leucémie de Thomas. Il fallait qu’il pense comme elle, qu’il agisse comme elle. Il lui fallait être fort afin de pouvoir soutenir son frère. Il ne voulait pas qu’il quitte ce monde en s’inquiétant pour lui. Il ne fallait pas qu’il s’inquiète. Il fallait qu’il parte en paix.

(…)

Le printemps c’était déjà installé depuis longtemps et l’état physique de Thomas n’allait pas en s’améliorant. Toutefois, il ne s’empirait pas non plus. Les médecins l’avaient autorisé à rentrer chez lui, auprès de son frère et ses parents. Cela ne fut d’ailleurs pas facile de persuader ces derniers de signer les papiers afin qu’il puisse sortir et cesser les traitements, mais après avoir écouté Valentin et Rory, ils finirent par accepter de laisser une chance à leur fils de voir le monde.
C’est ainsi que les trois amis se retrouvaient dans la voiture, en route pour la vraie vie.

Ben Howard - Old pine

Alors que la voiture remontait les étroites routes de montagne, Thomas passait sa tête à travers la vitre baissée du côté passager, humant l’air pur, profitant des rayons de soleil qui caressaient son visage et de l’odeur de pluie de la veille, qui persistait sur la mousse couvrant les arbres qui les entouraient.
Rory gara la voiture dans un petit parking à l’orée de la forêt et tous trois sortirent de celle-ci, leur grand sac de randonnée en main.
Rory et Valentin remarquèrent le visage rayonnant de leur ami et frère, dont les cernes avaient presque disparu malgré une nuit entière passée dans la voiture. Il fut d’ailleurs le premier à ouvrir la marche qui devait les conduire au sommet de la montagne. Il était surexcité et s’arrêtait presque à chaque pas pour admirer la vue. Il s’émerveillait devant chaque tronc d’arbre, chaque fleur sauvage, chaque lac qu’ils croisaient sur leur route. Il répétant à l’envie que la nature ne pouvait s’empêcher de créer des choses magnifiques, même si elles étaient ignorées par les hommes.
Son sac de randonnée, pesant pourtant pas loin d’une douzaine de kilos, ne l’empêchait pas d’avancer rapidement, le dos bien droit, la tête relevée, ne voulant à aucun moment manquer le magnifique spectacle qui s’étendait face à lui.
Après quelques heures de marche, ils arrivèrent à un grand lac, c’était ici qu’ils passeraient la nuit, dans leur tente, les yeux sous les étoiles.
Ils posèrent leurs sacs et s’installèrent. Valentin partit chercher du bois pour le feu, Rory montait les tentes en regardant son ami se baigner à moitié nu dans le lac, un sourire ornant son visage.
Quand tout fut prêt, Rory se leva et présenta à Thomas la surprise qu’elle lui avait réservée. Elle sortit deux bouteilles de rhum et un pochon rempli de cannabis. Le visage de son ami s’illumina. Ils passèrent la soirée à boire et fumer, discutaillant du sens de la vie, courant, criant, riant, dansant, sautant au rythme de la musique qui émanait des enceintes portables que Valentin avait eu la bonne idée d’amener.
Thomas était aux anges, tout ce dont il avait rêvé était là, il y touchait, il y goutait pour la première fois et tous les trois sentirent que leurs rires n’étaient plus mensonges, ils étaient vrais. Tout était vrai.

(…)

Valentin était parti se coucher depuis quelques heures déjà. Complètement saoul, il avait titubé avant de tomber raide dans sa tente, ses vêtements et ses chaussures toujours sur lui.
Quant à Rory et Thomas, ils s’étaient allongés près du lac et regardaient le soleil se lever, bénissant un jour nouveau.

- J’ai une dernière surprise pour toi, dit Rory, brisant le doux silence.
- Quoi donc ? Demanda Thomas en tournant sa tête vers son amie.

Elle tourna la tête à son tour et posa ses lèvres sur les siennes, lui offrant l’occasion de devenir un homme avant qu’il ne parte.

(…)

Thomas s’était éteint quelques jours après leur escapade dans les montagnes. Toutefois, il avait eu le temps de faire part de son dernier souhait à ses proches. Il voulait être enterré dans la nature, à l’endroit même où ils s’étaient rendus, au sommet de la montagne, sous un vieux pin, face au grand lac, et, surtout il désirait que son frère et son amie continuent le voyage à sa place.
Valentin et Rory s’avançaient sur le petit sentier, dans la montagne, leurs sacs de randonnée remplis à ras bord sur le dos. Dans leur nuque, on pouvait apercevoir un tatouage pointer le bout de son nez : trois montagnes derrière un grand pin.

C’est ainsi qu’ils entreprirent, main dans la main, une marche qui se fit pèlerinage.

Laly Griffon

Fin de semaine


Il était tard ce soir-là : il faisait nuit depuis des heures.
Au bar de la Sole, un homme frappait des doigts sur le comptoir en chêne, le regard vissé sur le mouvement systématique de la trotteuse. On l’appelait Kik. Ce surnom amenait de bons souvenirs à son évocation : il lui avait été attribué dans des circonstances surprenantes. Comme on aimait se divertir au bar de la Sole, on ressassait cette histoire chaque fois qu’on en avait l’occasion – on n’en parle plus maintenant.
Tout le monde riait à tous les coups, hormis le plus jeune de la bande qui devait avoir six ans. Le tenancier de la salle avait dit : « A cet âge, on se fout des racontars de vieux pêcheurs » et personne n’avait eu de motifs pour le contredire. Alors, on avait initié le petit au billard : ça lui avait plu de suite.
Ce môme, c’était l’enfant de Kik. Il suivait son père dans ce bar, le samedi soir, un week-end sur deux, depuis deux ans déjà. On l’aimait bien, à la Sole. Il avait une gueule d’ange, des joues de nouveau-né. Il était plus petit que ceux de son âge, plus discret, moins chiant. Mais ce serait douloureux pour tout le monde de le détailler davantage. Personne aujourd’hui ne veut plus se souvenir de ce petit, il restera anonyme : ce sera mieux ainsi.
Ce soir-là, donc, on veilla jusqu’au matin. Kik, le gosse, et le reste des comparses. Quand les rayons du soleil frappèrent à nouveau sur sa choppe, Kik détourna son attention de l’horloge, l’esprit vaguement embrouillé. Il était triste, un peu ivre, très concentré sur le rire de l’enfant qui ricochait sur les boules du billard.


Bonhomme, lui lança Kik sans se retourner entièrement, on va te ramener à ta mère.
J’ai pas envie.
C’est qu’on n’a pas le choix, tu sais. Elle t’attend avant le déjeuner.
J’irai pas. Je veux rester.


Kik a soupiré.
Son fils n’avait jamais refusé de rentrer. Il n’aurait jamais dû le faire ici : son père était bien trop triste une fois qu’ils arrivaient au bar. Ça signait la fin du week-end, et des idées bien plus obscures voilaient ce qu’il lui restait de raison. Ses pensées s’enténébraient d’un coup, Kik lui-même n’aurait pas été en mesure de démêler le ressort de leur mécanisme.
Kik était triste, un peu ivre, et son fils auquel on ne donnera pas de nom, ne voulait pas rentrer, voilà tout.
Sans réfléchir, l’homme salua ses amis, ramassa l’enfant et ses jouets sur le tapis du billard avant de sortir pour prendre la route. Dans le bar de la Sole, on entendit le moteur tousser et les roues aplatir l’herbe, bousculer le gravier. Puis plus rien.
Plus rien du tout. Pendant des jours, une semaine et des mois, jusqu’à ce qu’on ne les cherche plus dans les ombres du bar, jusqu’à ce qu’on les retrouve liés par une corde à sauter sur la berge d’un canal.


Mélissa Pioc


Jeu dangereux


Gwendoline et Sven étaient amis depuis leur enfance. Comme tous les garçons, Sven jouait au football tandis que Gwendoline jouait à la corde à sauter avec les filles. Sauf qu’ils étaient voisins, que ce soit en classe (les élèves étaient placés par ordre alphabétique), ou dans leur village (Gwendoline habitait au douze et Sven au douze bis). Du coup, ils étaient plus proches l’un de l’autre qu’avec leurs amis du même sexe.
Aujourd’hui, ils avaient dix-sept ans, et tout était différent. Il n’y avait plus de football ni de corde à sauter, et les voisins passaient presque tout leur temps ensemble, au plus grand dam des autres filles, qui craquaient toutes pour ce grand Suédois blond aux yeux bleus. La jeune femme, quant à elle, avait bien moins de succès : si Sven accumulait les conquêtes, Gwendoline n’était jamais sortie avec un seul garçon. Elle ne manquait pourtant pas de charme, mais elle avait quelque chose de différent. Pour commencer, elle n’aimait pas les autres filles (trop superficielles à son goût) : elle ne comprenait pas leur attirance pour Twilight et autres vampires, bien loin de Dracula. Et, selon elle, Justin Bieber était loin d’être un chanteur hors pair. Bref, si elle était différente, c’était surtout parce que les autres filles étaient, à ses yeux, toutes les mêmes.


- Hier, mon père m’a encore demandé si on sortait ensemble.
- Ah ? Et ça fait combien de fois ?
- C’est la quatrième.
Gwendoline le regarda en haussant un sourcil.
- Depuis le début de l’année, s’empressa-t-il d’ajouter.
- Je me disais bien, aussi… Maman m’a aussi posé la question, il n’y a pas longtemps. Elle t’adore, tu sais ? Elle me dit « c’est vraiment un garçon bien, Gwen. En plus, il est beau et très poli. » Une vraie agence matriarcale !
- Une quoi ? lâcha Sven pour que son amie répète.
- Une agence matriarcale. Tu ne sais pas ce que c’est ?


Il éclata de rire : « Une agence matrimoniale, Line ! »
- Ah, mince, c’est peut-être ça, ouais ! rit la jeune femme.
- N’empêche, ça ne t’a jamais traversé l’esprit ?
- De ?
- Ben… Ça !
- Non (Mensonge numéro un). De toute façon, ça serait trop bizarre (mensonge numéro deux). Tu es genre… comme la famille (Semi-mensonge numéro un). Et mon meilleur ami (seule vérité de sa phrase).
- Euh ouais. Moi non plus (mensonge numéro un de Sven). Après tout, tu es un peu ma sœur (mensonge numéro deux). Et je ne te supporterais pas (mensonge numéro trois) !
- Et si on essayait ? Juste pour rire (mensonge numéro trois pour la jeune fille) !
- T’es sérieuse ?
- Oui, ce serait drôle ! Comme ça, les gens arrêteraient de jaser, et nos parents se calmeraient !
- Une semaine ? sourit Sven, qui adorait jouer des tours à son entourage.
- Une semaine, acquiesça la jeune fille.


Jour 1 : Lundi


À son réveil, la jeune fille reçut un message : Bonjour ma chérie <3. Cette phrase la fit sourire en secouant la tête. Elle répondit : Coucou mon cœur <3 . Sven l’attendit même devant chez elle pour aller au lycée. Devant sa porte, il l’embrassa, et ils firent le trajet main dans la main timidement. Après les cours, sans grand détour, il la ramena chez elle, l’embrassa et rentra chez lui, la harcelant de doux messages le reste de la soirée.


Jour 2 : Mardi


Gwendoline reçut le même texto en se réveillant, et renvoya le même. Comme la veille, il vint la chercher, l’embrassa et ils allèrent au lycée main dans la main. C’était une sensation très étrange et gênante pour la jeune fille, qui n’avait jamais connu ça auparavant.


Jour 3 : Mercredi


Toujours ces mêmes messages. Toujours le même rituel matinal. Sven ne savait pas vraiment quoi faire d’autre. Venir jusque chez elle, aller au lycée en lui tenant la main… C’était une banalité affolante. Et pourtant… Il y avait pris goût. Il lui était devenu, en un laps de temps très court, impossible de ne pas le faire. Et, pour la première fois, il avait peur d’une fille. De Gwendoline. Ce soir-là, il s’autorisa même à s’endormir en l’imaginant à côté de lui.


Jour 4 : Jeudi


Sven se réveilla avec le sourire aux lèvres. Il avait rêvé de son amie toute la nuit. Il eut subitement envie de se faire élégant. Après lui avoir envoyé « Bonjour mon ange <3 », il se leva, enfila une chemise, un jeans et changea sa façon de se coiffer. En allant la chercher, il se sentait beau, et il était fier de lui.


Jour 5 : Vendredi


Gwendoline se réveilla plus tôt que d’ordinaire, et visiblement plus tôt que Sven, puisqu’elle n’avait aucun message. Elle prit l’initiative de lui envoyer le premier avec un grand sourire. Elle se coiffa différemment à son tour, mit du mascara et, une fois satisfaite de son apparence, elle se décida à le retrouver. Le sourire de Sven en la voyant lui donnait l’impression d’être la plus belle personne au monde, et elle était heureuse. Tout simplement.


Jour 6 : Samedi


Aujourd’hui, les adolescents avaient rendez-vous à dix heures tapantes. Pour l’occasion, Gwendoline enfila une robe, lâcha ses cheveux et se maquilla. Ils allèrent au parc, jouèrent, s’embrassèrent sans retenue, et ne rentrèrent qu’à la nuit tombée. En se démaquillant devant son miroir, Gwendoline réalisa que le jeu qu’elle avait lancé était très dangereux, et que, lundi, dès qu’il prendrait fin, plus rien ne serait comme avant. Elle versa une larme.


Jour 7 : dimanche


Sven était désemparé. Il ne savait pas quoi faire. La veille avait été un jour magique. Gwendoline était ravissante, il avait l’impression qu’elle sortait d’un livre de conte de fées dans lequel elle était la princesse que tous les hommes s’arrachaient. Pourtant, aujourd’hui, ils n’avaient pas prévu de se voir, et le lendemain, tout sera fini. Que fera-t-il alors ? Que feront-ils ?


Nuit 7 :


Minuit. Sven n’arrivait pas à trouver le sommeil. Parce que ça y est, la semaine venait de s’écouler, et le petit jeu était terminé. Et c’était grâce à ce petit jeu qu’il avait compris pourquoi ça n’avait jamais marché avec les autres filles. Il se leva, enfila un jeans et sortit par la fenêtre de sa chambre. Il frappa à celle de Gwendoline qui l’ouvrit en pyjama, bien que parfaitement réveillée. Lorsqu’il entra, il comprit qu’il ne pourrait jamais arrêter totalement ce jeu.


Laurine Barquilla


Le bruit des vagues


La jeune fille se promenait sous le soleil brûlant du mois de juillet. Heureuse parmi la foule, elle écoutait les conversations, plus ou moins virulentes. Le soleil irrite les nerfs et déchaîne les passions, c’est pour ces raisons qu’elle aimait particulièrement cette saison. A présent, assise sur un banc, face à la mer, le brouhaha se mêlait au bruit apaisant des vagues. La jeune fille écoutait. Suivant des yeux un groupe bruyant, elle aperçut au loin un marchand de glaces. Elle se releva avec joie et alla d’un pas tranquille vers lui, impatiente de déguster quelque chose de rafraîchissant. Elle se fit servir une boule saveur vanille, son goût préféré, et retourna s’asseoir avec la même allure paisible. Tout en savourant le doux parfum sucré, la jeune fille écoutait. Elle écoutait la tonalité des voix qui s’entremêlaient pour la plupart avec harmonie et formaient un orchestre de sons à la fois distincts et égaux. De ces voix ressortaient par instant une note plus sombre, signe qu’une dispute avait lieu. La jeune fille frissonnait alors, riant intérieurement de ces excès de colère, et cependant attristée par la violence de la conversation. La seconde d’après, elle entendait une note très aiguë se dégager de la foule, un éclat de rire qui faisait vibrer ses oreilles usées.
« Mamie ! » s’écrièrent deux jeunes enfants en s’approchant d’elle. Elle revint à la réalité, et réalisa avec frayeur que ses souvenirs s’étaient de nouveau envolés vers sa jeunesse, la faisant revivre avec allégresse des moments furtifs mais précieux. Tournant légèrement la tête, elle se rendit compte sans grande surprise que la rue passante était déserte. La présence du soleil la rassura. Elle observa un instant la mer qui lui faisait face. La veille femme ferma les yeux et écouta le bruit apaisant des vagues.


Clémentine Mével


Des pleurs


Je me réveille tranquillement de ma sieste tandis qu’il fait encore tout noir autour de moi. J’essaie de bouger mais je suis oppressé par une matière plastique. Ma vue essaie de s’adapter tant bien que mal à l’obscurité. J’essaie d’ouvrir le sac, et quelque chose tombe, puis se brise sur moi. En une seconde, mon odorat se met en marche, j’arrive à sentir ce qui m’entoure : l’herbe, l’humidité… Je comprends vite et tristement que je suis sous terre. On m’a enfermé, on m’a enterré. Alors je crie, je crie le plus fort possible.
Je hurle. Je hurle de rage. Je hurle de peur. Combien de temps vais-je rester là? Vais-je tenir? Est-ce que je suis loin de chez moi? Je n’ai aucune réponse à toutes mes questions. Cela m’angoisse. J’angoisse. J’angoisse de plus en plus. Cinq jours sont passés depuis mon premier réveil. J’ai faim. J’ai soif. Mes excréments mélangés à la transpiration me collent à la peau. Mes membres sont tous engourdis. Je suis à bout de force, mais je continue de hurler. Chaque jour, à chaque heure. Cependant, je me sens partir. Le peu de forces qui me reste passe dans mes cris de détresse. Mon souffle se fait court. De plus en plus court. Je me sens partir. Quelques minutes plus tard, j’entends des bruits sourds, au-dessus de moi. Je lâche un dernier cri, tellement exténué qu’il se brise. Soudain, la pression s’atténue. La terre se soulève. J’entends des voix. Le sac qui me retenait prisonnier se déchire. La lumière m’éblouit. L’air emplit mes poumons desséchés et terreux. On me tire du trou où j’étais. On me donne de l’eau. On caresse mes flancs pour me rassurer. Après une discussion que je n’arrive pas à distinguer, l’un des deux hommes s’exclame : « Pauvre chien ! Tu vas venir avec moi maintenant ! ». De fines larmes coulent sur mon museau. J’ancre mon regard dans celui de l’homme pour le remercier. Ici mon calvaire prend fin.



Sasha Wolanski

Ceci est un enlèvement

L’avocat s’éclaircit la gorge et fixe la foule. Il ajuste sa cravate, visiblement choisie avec soin pour l’occasion, et reprend son discours.
Il est là pour défendre deux jeunes hommes qui, à la suite d’une beuverie comme savent en faire les jeunes, ont commis une regrettable erreur. Il appelle ces jeunes gens « mes clients », ou « ces pauvres enfants ». Moi je les appellerai Paul et Jean. Non ! Je les appellerai Henry et Jimmy, parce que c’est mon histoire, qu’elle se passe en Australie, donc ils auront des noms qui à notre oreille sonnent anglophone.
Donc nos deux jeunes héros, Henry et Jimmy, s’étaient bien amusés ce soir-là. Ils avaient bien bu, pas trop mangé, et s’étaient dit que sauter ces grilles pourrait être très amusant. Alors ils l’avaient fait. Sans réfléchir. Une fois ces grilles franchies, ils avaient observé les bassins devant eux. Pourquoi ne pas piquer une tête ? Après tout, que risquaient-ils ? Même les poissons étaient venus les saluer durant leur baignade.
Henry et Jimmy avaient ensuite avisé un gros extincteur. Avide de sciences, ils s’étaient interrogés sur son contenu. Le bassin s’était métamorphosé soudain en bain moussant.
Mais je digresse. Tout cela, ce ne sont que des conneries d’ado. La vraie gaffe, c’est celle qui arrive ensuite.
Quand ils l’avaient vu, si seul, si petit, si fragile, ils n’avaient pas hésité un instant ! Bon, il faut dire qu’ils étaient toujours fort bourrés, nos deux ados. La victime était si petite, elle prenait si peu de place. Personne ne leur en voudrait s’ils l’empruntaient. Alors oui, ils l’avaient embarqué. Un vrai enlèvement !
Du coup, j’ai bien envie de renommer Henry et Jimmy mes deux crétins… Ils le mériteraient. Surtout avec ce qui suit.
C’est le lendemain, quand enfin ils eurent décuvé, qu’ils se rendirent compte de leur erreur, ou plutôt de leur énorme ânerie. Devant le petit être terrifié, ils n’eurent qu’une seule idée : nourrir la petite chose, et la relâcher dans la baie la plus proche. C’est un couple de promeneurs qui la retrouva, la ramena chez lui. Mais trop tard, le mal était fait. Et en plus, les deux ados avaient été filmés.

  • Au moins, déclare l’avocat, ils ont mis toute leur incompétence au service d’un plus faible qu’eux ! Et il rajuste sa cravate aux ravissants motifs pingouin.

Un léger murmure parcourt la foule. Le représentant de la victime se lève et s’éclaircit la gorge. Un sourire flotte sur ses lèvres.

  • Pour cette fois, on va dire que ça ira. Mais estimez-vous heureux de ne pas vous être trompé de bassin, ni d’enclos d’ailleurs ! 
C’est sûr que si mes deux idiots avaient kidnappé un ours polaire et non un pingouin, l’histoire aurait été bien moins drôle à raconter.


Vitalie Bernard


Dernières Sensations

Souvent, je me dis que je suis d’une lucidité impressionnante. Souvent je me dis que je suis fou. Alors, maintenant, je me questionne sur une possible connexion entre ces deux qualificatifs…Suis-je fou malgré ma lucidité ? Là je me perds. Je ne sais plus trop. Les ficelles de mes réflexions se perdent au loin. Trop loin pour que je les rattrape et je reste là à attendre de nouveau un éclair de conscience prometteur.   
En attendant, j’écoute. J’écoute autour de moi, j’écoute le silence des vies en suspens et j’essaie encore d’en garder des souvenirs, pour plus tard me dis-je. Le bruit. Le bruit du silence. Le bruit de la torpeur. Ça s’insinue dans mes oreilles. J’attends. J’entends. Le bruit du vent. Ça siffle doucement à mes oreilles. Ça chante plus ou moins. C’est agréable. Beau. Ça me rappelle le bruit de l’air expulsé d’une bouilloire sur le feu. Le feu, à son tour, me rappelle l’odeur d’une flamme à peine soufflée. Cette odeur rassurante chaude, encore, festive. Ça sent bon, ça sent la joie. Ça sent la maison aussi. Mon chez moi et les nuits de lecture sous les chandelles vacillantes. Suis-je moi aussi en train de vaciller dans la pénombre ambiante ? Oui, je suppose. Les chandelles et leurs belles couleurs orangées, comme les cheveux des femmes sur les grands tableaux de maîtres. Des cheveux solaires, dans lesquels on aurait bien envie de fourrer ses doigts pour pouvoir y trouver de la chaleur…comme celle du soleil. Ah le soleil et des doux rayons en Eté, caressant les peaux tendres des baigneuses du Dimanche, innocentes et remplies de cette gaieté séduisante que possède le beau sexe à la fleur de l’âge ! Le soleil qui blondit les blés vivaces. Le soleil avant la pénombre, que c’est beau aussi ! Ai-je chaud en ce moment ? Je ne sais pas. Je pense que non. Mon corps dégage bien sa chaleur innée mais pour le reste, je ne dois pas avoir bien chaud. Mes mains se crispent alors. Je le sais parce que la mie de pain dodue, que je tenais en leur creux, s’aplatit sous leur pression. Je dois entendre un bruit aussi.   
La porte s’ouvre et un rayon de lumière vient rétracter douloureusement ma pupille. Je crois que je me lève. Je crois aussi que je marche et je sens une pression sur chacun de mes bras. Il y a de la lumière. Elle m’englobe. Il doit y avoir beaucoup de bruits aussi. Un brouhaha. Mais je ne comprends pas qui rugit ainsi ni même ce qu’on peut bien hurler. Il y a de l’air tout d’un coup. Ça me pique le visage. Ah, ça y est, je vois les gens, une foule monstrueuse, les bouches ouvertes, hurlant toujours, les doigts et les poings tendus vers moi. Oui, vers moi, je suppose. Et puis mon regard se pose au centre de la place et l’éclair de conscience brise la brume de mon esprit. Mes mains laissent tomber la mie de pain, alors que je me dirige vers l’échafaud.  


Charly Legé-Didier


Le déménagement
  
Ça y est, on déménage ! Plus de souci avec les voisins invivables du troisième. Ça crie de partout chez eux, et lorsqu’ils marchent on dirait que l’on habite avec une famille d’éléphants au-dessus de chez nous.

Il ne nous reste plus qu’à emmener les derniers cartons dans le camion et à nous l’aventure dans une toute nouvelle maison ! Maman dit que dès qu’on sera parti, il ne restera qu’un vague souvenir de ce minuscule appartement où l’on vivait les uns sur les autres. C’est sûr qu’avec deux chambres pour quatre enfants ça devient vite la guerre à la maison. Mais bientôt, dans deux ou trois heures à peine, tout ça va être derrière nous et on habitera une très grande maison.

Voilà, nous sommes bien installés dans notre belle et somptueuse demeure (bon, j’exagère un peu !). Je viens d’apercevoir un camion qui s’arrête pile devant la maison d’en face et remarque le nom du camion « Soyeux, déménagement père et fils » (c’est la même compagnie que l’on a utilisée pour notre déménagement).  

Chouette ! On va avoir de la compagnie dans ce quartier encore désert. Instinctivement, je regarde de l’autre côté de la rue pour voir les nouveaux voisins. Je crois rêver : les voisins du troisième sont en train d’emménager en face de chez nous !


Manon Dany

Le jardin de Louis

« Ah ma petite Bertille, comme tu me manques ! » murmura Louis en passant devant une photo de sa femme posée sur un des meubles de la cuisine. Comme tous les matins, le vieil homme buvait son café sans sucre en écoutant la radio. Il regarda de ses yeux fatigués le paysage qu’offrait la fenêtre grande ouverte. Le temps n’était pas mauvais, le ciel était un peu gris, mais rien de menaçant. Après avoir fini son café, il mit ses bottes en grognant un peu, et franchit la porte qui menait au jardin. Il avait beaucoup de travail. Sa fille devait lui rendre visite le midi, la saison des courgettes étant arrivée, Louis voulait lui faire un gratin.
Onze heures sonna et Louis ne s’était toujours pas mis aux fourneaux. Il se maudit intérieurement et alla aussi rapidement que ses muscles le lui permettaient dans la cuisine. Il n’était pas très bon cuisinier. Bertille, lorsqu’elle était toujours de ce monde, avait l’habitude de préparer de délicieux repas, si bien que le vieil homme n’avait jamais vraiment pensé à cuisiner. Désormais, il n’avait plus le choix : les économies que cela représentait étaient importantes et comme il ne roulait pas sur l’or, il préparait lui-même ses repas.
L’heure suivante passa si vite que Louis fut étonné quand sa fille frappa à la porte. Ouvrant avec précipitation, Louis s’écria : « Alice ma chérie, comment vas-tu ? Je suis tellement content de te voir ! » Sa fille le regarda en riant et lui répondit que tout allait bien. Elle mit la table et avoua à son père qu’elle n’avait pas beaucoup de temps. Un peu déçu, il resta néanmoins impassible et afficha un grand sourire pour lui faire comprendre que ce n’était pas grave. Au bout d’un moment, après avoir mangé un peu de gratin, Alice prit la parole : « Écoute papa, j’ai des soucis d’argent en ce moment et j’aimerais que tu m’aides, tu veux bien ? »
Louis la regarda attentivement. Il pensait être généreux, n’avait-il pas donné plus qu’il ne pouvait les fois précédentes ? Non ! Cette fois-ci, il ne pouvait pas, il avait besoin de cet argent pour vivre décemment. Il ne pouvait pas le lui donner, ce serait se priver pour le reste du mois. Louis regarda de nouveau sa fille. Elle était si belle, elle ressemblait à sa mère. Comment lui dire non ? Il ne pouvait s’y résoudre. Il ne voulait pas qu’elle cesse de venir, ce serait trop douloureux. Il répondit :
« Bien sûr ma chérie, je te donnerai ce dont tu as besoin. »
Après le repas, sa fille repartit avec un sourire aux lèvres et un chèque dans une de ses mains. Elle embrassa son père avant de partir et lui donna rendez-vous deux semaines plus tard. Louis débarrassa la table et retourna dans son jardin. Assis sur un banc, ses pensées se baladaient entre Bertille et ses courgettes. Il se promit que la prochaine fois, il mettrait son amour à l’épreuve en refusant à leur fille la seule chose pour laquelle elle venait encore le voir.

Clémentine Mével


Les godasses à trous

« Nouvelles mesures d'austérité au vue de la croissance sans précédent de la crise financière. Le ministre des finances attend des citoyens des efforts conséquents pour redresser la barre.... »

Et blablabla... il est là à crever la dalle avec sa femme et ses gosses et on ose lui dire à lui de se serrer la ceinture ?! Comme disait son père : le tiers monde crève, les porcs empiffrent ! Millions, milliards, riche banquier et patron friqué ! Voilà ce que cette foutue télé vomit à longueur de journée. Et lui, sale pauvre qu'il est, il doit vivre avec trois francs six sous... Combien de fois il a pu entendre : « Mais mon bon monsieur fallait faire des études »  « Si vous aviez bien placé votre argent, vous n'en seriez pas là... » « Arrête de t'plaindre et tente ta chance au loto ! »
Mais non, lui n'est qu'un prolo de misère qui n'a même pas de quoi payer une paire de godasses neuves à sa petite dernière, ces foutues godasses qui l'empêchent de dormir... toute les nuits, il vire et tourne dans son lit en imaginant son petit ange aller à l'école avec ses vieux godillots troués. Il imagine ses petits pieds meurtris par la pluie, sa petite fille souillée par la honte, sa famille empoisonnée par la misère. Une fourmi qui trime dix heures par jour pour joindre les deux bouts à la fin de l'été, ça cogite, ça se ronge quand le soleil se couche. Ça envie les cigales !

« On s'en sortira jamais... » C'est sa femme qui le dit, c'est son rituel quotidien en remontant le courrier, les mains remplies de factures impayées, d'avis d'expulsion, de pubs pour des vacances aux Seychelles. Il le sait qu'ils ne s'en sortiront pas, ça fait des années que le bout du tunnel n'est qu'un souvenir. Donc s'il te plaît cesse de le lui rabâcher !
Quelqu'un frappe à la porte, ça frappe tellement fort que les cafards déguerpissent pour se cacher sous les meubles. C'est un vieil ami de la fourmi, un brave type tout aussi mal fagoté et fauché que lui ; ce soir les deux compères sortent, ils vont refaire le monde. « Je rentre tard, ne m'attends pas pour te coucher ! » La porte claque. Elle ne pose pas de questions. Ce n'est pas un homme qui boit et sa dégaine ferait fuir les filles faciles, donc elle ne s'en fait pas.

Il est six heures, elle se réveille seule. Son homme a découché, elle est affreusement inquiète. S’il avait sauté du pont ? S’il les avait quittés elle et les enfants ? Et si... mais non voyons, attendons le, bien tranquillement. Il aura forcément une explication. Elle s'installe à la table, sa tasse à café ébréchée à la main, elle s'apprête à attendre de longues heures.
Il est neuf heures, on frappe à la porte ; si c'est lui il va s'en prendre une belle ! Mais non c'est la voisine de palier, une vraie commère, elle a dû remarquer qu'il n'était pas rentré... «Votre mari n'est pas rentré ? Bref... je n'viens pas vous voir pour ça. Z'avez entendu c'qui s'est passé c'te nuit ? Z'avez rien entendu ? Pourtant y avait de quoi réveiller les morts. Vous savez le bijoutier au bout d'la rue ? I s'est fait voler cette nuit même le pauvre ! Heureusement les gendarmes ont réussi à mettre un pruneau à un des deux gars, mais l’autre a réussi à s'envoler ! Selon moi, i ne va pas faire long feu … » Elle lui tient ainsi la grappe encore dix minutes même si la pauvre femme n’a rien à faire de cette histoire de braquage ! Elle, ce qu’elle veut, c‘est son mari, qu'il rentre à la maison, qu’elle puisse lui passer son savon. Et là la commère ayant enfin fini : «  Tenez, y avait ça devant votre porte, je vous l'ai ramassé pour qu'on vous le vole pas ! »
C'était une boîte à chaussures, une belle paire de tennis roses avec un mot à l’intérieur : «Tu trouveras les bijoux où tu sais. Donne les chaussures à mon ange en lui disant qu'elle n'aura plus jamais froid aux pieds. Vous me manquez déjà. » Quelques taches de sang avaient coulé sur le papier.

Amandine Cristin

Le souffle du dragon1


Paris, XIIIè arrondissement.
Une sonnette retentit.


- Bondou’ ! Excusez-moi de vous dé’anger monsieur, ze suis le docteu’ Xin et ze p’atique la médecine t’aditionnelle tinoise depuis vingt ans. Ze passe comme ça tez les zens pou’ p’oposer mes p’oduits, peut-êt’e que ça vous inté’esse ? C’est t’ès t’ès bon pou’ la santé ! Ze peux fai’e une démonst’ation g’atuite si vous voulez ! 
- Hmm après tout pourquoi pas, ma compagne me bassine à longueur de journée avec son discours sur les antibiotiques et on est plus tout jeunes vous savez. J’ai pas mal de pilules à prendre pour mes articulations, répond le vieux maître des lieux. 
- Ah vi vi, les antibiotiques c’est pas automatique ! Ze connais hahaha, vot’e femme a bien ‘aison !, plaisante le docteur dans une piètre imitation du slogan publicitaire. 
- Hahaha et bien entrez mon petit monsieur, ça lui plaira bien, elle raffole des soins naturels, sourit l’octogénaire en ouvrant grand la porte.
Mettre en confiance. Peut-être le plus important. Le médecin factice entre donc dans l’entrée puis fait mine d’être gêné d’aller plus loin, il attend l’invitation du propriétaire à le suivre dans le salon pour enfin lui emboîter le pas. Chaque détail compte pour éviter tout soupçon. Il scrute, d’un rapide coup d’œil entraîné, chaque recoin de la grande pièce richement décorée : pas de caméra. Il tend l’oreille avec attention : personne d’autre. 
- Vous êtes seul ? C’est dommaze z’ai beaucoup de c’èmes pou’ les femmes !, demande l’escroc d’un air faussement inquisiteur. Un petit fils, par exemple, pourrait faire une sieste dans la chambre à coucher, sait-on jamais, pense-t-il.
- Oui, ma femme vient de partir chez sa fille pour la journée – mais ça M. Xin le savait déjà – vous en faîtes pas docteur je vous prendrai bien un ou deux de vos onguents parfumés pour ses bains thérapeutiques. Mais dites-moi ! C’est à la mode votre médecine là, avec vos aiguilles et vos pommades à base de racines médicinales qu’on trouve chez vous ! Je regardais justement ça hier soir en m’endormant, les parisiens en raffolent.
- Vi vi vi, c’est cent pou’ cent natu’el ! Pas de p’oduits timiques y’a ‘ien de mieux c’est sù’ !
- C’est parfait tout ça, je commence à croire que ma compagne sera ravie en rentrant tout à l’heure. dit-il en souriant. Puis il s’affaire vers les nombreuses plantes exotiques colorées que l’invité avait placées sur la table à manger :
- Alors dites-moi tout, quelles sont ces plantes rouges vifs cher monsieur ? Est-ce qu’elles guérissent les maux d’estomac ?
- Oh ! Vous êtes t’ès fo’t monsieur ! C’est le Souffle du D’agon ! Ca gué’it tous les p’oblèmes de vent’e, ze peux vous fai’e une petite infusion si vous voulez essayer.
- Mais avec grand plaisir, donnez- moi donc une tisane du dragon bien chaude.
Et le vieux propriétaire s’endormit. Il ne se réveilla que trois heures plus tard dans un sursaut de terreur. Le logis avait été dépouillé d’absolument toutes ses richesses, le couple d’absolument tous ses biens.
Rachid Bouroubi
1Notes sur la retranscription écrite de l’accent chinois : Le son [R] étant totalement absent de leur oralité, il est donc remplacé par un « ‘ », le son [z] (que l’on entend dans genre ou j’ai) par un « z » et le son [ʃ] (entendu dans changer) par un « t ». Il faut de plus supprimer les liaisons.
Inhumanité


Il n’était pas loin de cinq heures du matin quand Paul voulut rentrer se coucher. La drogue et l’alcool consumés durant la nuit ne faisant plus d’effet, il était dans ce lamentable état physique où les jambes ne sont plus que deux morceaux de coton, portant difficilement un corps endolori de fatigue.
Il fit donc part de son épuisement à Marc, son meilleur ami, qui ne pensait qu’à continuer la soirée.
Selon lui, elle ne venait que de commencer.


- Ce serait con, lui dit Marc, regarde ! Du LSD gratos, ça n’arrive pas souvent, viens on reste !
- Sérieux mec, j’en peux plus, je suis au bout de ma vie là, lui répondit Paul, les yeux tombants.
- Allez ! T’es pas marrant, c’est toujours pareil avec toi ! Toujours obligés de rentrer quand le jour se lève ! C’est les vacances ! Profite un peu !
- On va faire un compromis. Je veux bien continuer la soirée, mais à deux et à la maison, posés.
- File-moi une goutte, et on rentre.


Les deux amis mirent tous deux le bout de carton sous leur langue. Le produit, qui avait le goût de la mort, mais qui ressemblait tant au plaisir, s’éparpilla lentement dans chacune de leur veine et leur procura une douce sensation de volupté.
Cela faisait quelque temps que les nuits de Paul se trouvaient agitées par un cauchemar étrange et récurrent. Il se faisait enlever et séquestrer par un conducteur de taxi. Il en avait d’ailleurs fait part plusieurs fois à Marc mais tous deux n’y avaient pas plus prêté attention. Ce n’était que quand la drogue avait entièrement imprégné leur organisme qu’ils se décidèrent à rentrer. Marc appela un taxi, et le cauchemar de Paul prit le dessus sur sa défonce. Il supplia Marc de prendre le train, mais celui-ci s’énerva :


- Putain, tu fais chier, c’est rien, t’es juste défoncé. Arrête de réfléchir autant et entre !


Le voyage de Paris à chez eux sembla durer une éternité pour Paul, qui ne cessait de se plaindre, disant que ça n’allait pas, qu’il fallait absolument que ça s’arrête, qu’il ne savait plus si tout cela était réel.
Marc, quant à lui, faisait comme si de rien n’était, lassé de devoir répéter à son ami de se calmer.
Après une demi-heure, ils arrivèrent devant chez eux, Marc s’aperçut qu’il n’avait plus de liquide pour payer le conducteur et décida de laisser Paul, seul et apeuré dans le taxi le temps d’aller récupérer de l’argent à l’appartement. Quand il revint, Paul n’était plus là. Marc ne s’inquiéta pas plus de la disparition de son meilleur ami et remonta à son appartement.
Une vingtaine de minutes plus tard des coups de poings assaillirent sa porte d’entrée et Marc l’ouvrit pour découvrir la figure affolée de son meilleur ami, prit entre rêve et réalité. Paul entra dans l’appartement, les larmes coulaient sur ses joues alors qu’il ouvrait la fenêtre et regardait le vide.
Persuadé que la chute le réveillerait de son cauchemar, il prit de l’élan, et, sous les yeux las de son meilleur ami, sauta à pieds joints à travers celle-ci. Son corps s’éclata au sol dans un bruit abominable. Marc s’avança vers la fenêtre et observa ce qu’il restait de son ami, referma les volets et la vitre avant d’aller s’allonger sur son lit, vaquer à ses occupations.


Fort heureusement, la voisine du dessous, alertée par le monstrueux grondement d’un corps heurtant le sol, accourut jusqu’à son balcon pour voir d’où cela provenait. Elle eut le temps d’entendre la fenêtre du troisième étage se refermer, avant de voir Paul étendu sur le sol, dans une position humainement improbable. Elle se hâta d’appeler les secours et la police.
Quand elle raconta ce qu’elle avait entendu aux forces de l’ordre, ils montèrent sans plus attendre au troisième étage. Ils frappèrent d’abord à la porte de l’appartement de Marc. N’entendant pas de réponse, ils entrèrent de force et découvrirent le jeune homme, assis en tailleur sur son lit. Il les regarda, droit dans les yeux et répondit tout à fait sereinement à leurs questions quant à l’accident qui venait de se produire. Il avait le regard froid, le visage dur et il les suivit sans aucune résistance jusqu’à l’institut médico-légal, où l’on lui administra des médicaments afin que toute drogue s’évaporât de son corps.
Il expliqua alors aux agents que Paul et lui avaient été drogués de force, qu’il s’en voulait énormément de ne pas avoir réagi face à la catastrophe qui s’était produite chez lui et demanda à voir son ami.
Il fut accompagné à l’hôpital et eut le droit de voir Paul seul durant cinq minutes. Ces cinq minutes leur suffirent pour avoir le temps d’accorder leurs violons.
Paul n’en voulait pas à son ami, persuadé qu’il avait réagi de la sorte à cause de la drogue, il raconta la même histoire à la police : son meilleur ami et lui avaient étés drogués de force et il avait sauté de lui-même par la fenêtre.
Marc s’en sortit sans aucun souci, il était libre d’aller et venir là où le vent l’emportait. Paul, lui, était alité, et le resterait sans doute pour le reste de ses jours. Ses jambes, son bassin et son coccyx avaient été écrasés par la chute. Par chance, la colonne vertébrale n’avait pas été touchée, mais il ne pourrait peut-être plus jamais remarcher.
Durant les deux premières semaines, Paul n’avait pas encore digéré la nouvelle. Il était persuadé que tout allait bien et qu’il serait sur pied rapidement. Il avait même pris seulement trois semaines d’arrêt de travail, même si son entourage lui disait qu’il était trop optimiste et qu’il vaudrait mieux pour lui de mettre fin à son contrat.
La troisième semaine il comprit qu’il ne pourrait plus jamais poser un pied à terre, il comprit qu’il ne sentirait plus jamais le sable chaud sous ses pieds, qu’il ne danserait plus jamais dans les folles soirées où il adorait aller le samedi soir. Il comprit qu’il n’était plus que la moitié d’un homme.
Marc n’était pas venu lui rendre visite depuis la fois où il avait été accompagné par les agents de police.
Un mois plus tard, Paul pouvait rentrer chez lui. Toujours alité, mais au moins il était à la maison. Il profita de son retour pour appeler son meilleur ami.


- Mec ! Je suis rentré à la maison ! Enfin ! Pourquoi tu n’es pas venu me voir, c’est pas cool ? Tu me manques putain, j’en peux plus d’être allongé à ne rien foutre ! Quand est-ce que tu peux passer ? fit Paul, tout à fait enjoué d’entendre la voix de son ami après tant de temps passé seul à pleurer sur son sort.


- Ecoute gars, le monde ne tourne pas autour de toi ok ? T’as sauté par une fenêtre, tu l’as voulu, c’est ton problème. On s’voit quand tu seras guéri, répondit Marc avant de raccrocher.


Ce furent là les dernières paroles que Paul entendit de la bouche de son prétendu meilleur ami.


Bien qu’incroyable, cette nouvelle n’a pas été inventée de toutes pièces, ceci est une histoire vraie. Les prénoms des personnes concernées ont étés changés afin de garder leur anonymat. Ceci est l’histoire d’une amitié vécue comme telle, sans réciprocité.


Laly Griffon


Un Petit Matin Ordinaire
  
C’était un matin d’Août. Il faisait déjà chaud, chaud dans les rues bitumées, chaud dans les feuillages et chaud sur les peaux perlées de sueur. C’était un lundi matin ordinaire d’Août. Comme tous les matins ordinaires de semaine, les trains étaient bondés. Un matin ordinaire où les esprits des travailleurs se réchauffent, s’échauffent et surchauffent dans les rames étouffantes et irrespirables. Usagers agrippés aux barres suintantes de bactéries. Les hommes dans leurs pantalons à pince, jambes écartées, frôlant les jambes épilées des femmes pressées contre les vitres crasseuses, lèvres pincées. Les uns, les autres pliant leur bras devant leur nez, les yeux braqués sur leur montre clinquante, dans des gestes répétitifs. Un matin ordinaire de fin d’Été.   
Le train s’arrête en gare de Courbevoie, les usagers se précipitent sur les portes à peine ouvertes, tentant quasiment de les forcer de leurs mains aux ongles rongés, vernis ou taillés. Un matin ordinaire. On les voit s’extirper tant bien que mal, à grand renfort de jurons étouffés et de « pardon je suis pressé ». Les voyageurs se transforment sur le quai en employés pressés d’aller badger. Les talons  hauts claquent, les sacs bruissent contre les costumes, les cravates volent au départ du train.   
Un attroupement se forme devant l’escalier rejoignant la rue. Il dure plus longtemps qu’à l’ordinaire. De fait, au lieu de s’évacuer, il grossit. Personne n’avance. Ça devient une bête humaine, avec des dizaines de têtes, de foulards et de cravates. Les têtes bougent, se tordent pour considérer ce qui bloque ainsi le passage. Les mains se poussent et se repoussent mais la bête humaine ne se déplace pas pour autant. Un grondement commence à enfler en elle, quel que soit l’obstacle, elle ne semble pas être impressionnée.   
Au-devant de la bête, il y a une jeune fille, cheveux à la garçonne, robe estivale, baskets. Elle regarde les escaliers, le visage figé dans une expression d’horreur. A trois marches en-dessous d’elle, du sang. Du sang, partout sur le béton. Il y a aussi une femme allongée sur le ventre et deux pompiers à chaque extrémité de son corps. L’un panse tant bien que mal la plaie béante entre ses cheveux poivre et sel, l’autre tient ses pieds déchaussés et bleuis plus haut que la ligne de son dos. Le brouhaha émanant de la bête humaine se transforme en murmures, l’information passe de bouche en bouche. Puis le silence.   
Et puis tout à coup, une main se dégage de la bête humaine poussant la jeune fille contre la rambarde. Un homme sort de la masse, passe devant elle, tenant collé de son autre main son portable à l’oreille. Il parle fort. Ses chaussures cirées brillent un instant au soleil tandis qu’il enjambe le corps frêle et ensanglanté. Son attaché-case rebondit trois fois sur son costume lustré. Le son de ses talonnettes s’éloigne en même temps que lui. Le silence.  
La bête humaine se met de nouveau en mouvement, se disloque : deux, cinq, dix personnes enjambent le corps inerte sous les yeux ahuris des deux sauveteurs. Et tandis qu’ils finissent par l’envelopper dans le sac blanc d’usage, des klaxons retentissent au loin.  


Charly Legé-Didier


Le wagon des Enfants Perdus

Tic tac tic tac...Il est huit heures du matin, le train est bondé comme à son habitude. Nous sommes tous là muets comme des tombes à penser à ce que l'on mangera ce soir. Agglutinés comme dans un wagon à bestiaux, nous subissons le trajet qui nous mène au boulot, au turbin, au calvaire... Bref, appelez ça comme vous le voulez, mais en somme ce n'est pas le moment propice à la rêverie pour moi et mes compagnons de galère. Seuls quelques toussotements timides, le bruit de pages qui se tournent et le cliquetis continu des rails viennent troubler furtivement le silence pesant de ce convoi funéraire.

Sans crier garde, une déflagration sonore vient soudain troubler la quiétude morbide dans laquelle nous nous étions tous installés. Presque tous les passagers, et moi le premier, scrutons les environs pour trouver d'où provient ce bruit si inhabituel au convoi des amorphes.
Les regards convergent tous vers le fond du wagon. Sur une banquette usée et sale, une petite fille cartable sur les genoux et sa mère en tailleur noir impeccable. Toutes deux sourire aux lèvres et l'air mutin ne se rendent pas compte de ce qu'elles viennent de créer dans ce microcosme rongé par la déprime. Peu importe la raison, une grimace ou un souvenir cocasse, mais ces rires si francs et pleins de candeur de nos deux adorables fautives, ont fait souffler un vent revigorant et bienfaiteur dans tout le wagon. Entendre leurs rires ne nous a pas seulement troublé dans notre quiétude, mais nous a transportés vers des univers doux et réconfortants. Leur complicité évidente et attendrissante à réveiller en nous les souvenirs d'autrefois, ceux d’instants lointains où nous étions hauts comme trois pommes, bien loin de penser à cette vie de fourmis besogneuses.
L'un se remémore la bise guérisseuse sur le front lorsqu'il avait un mauvais rhume, l'autre le goût de la tarte aux abricots du dimanche après-midi... nous voilà tous transportés dans les bras de nos mamans. Ces moments, un peu égoïstes avouons-le, où notre bonheur passait avant le sien ; mais la culpabilité n'a pas de poids, puisqu'elles pouvaient puiser à volonté leur joie de vivre dans nos sourires de bambins béats. La mienne disait toujours : « Si tu es heureux, je le suis aussi mon chéri ».

Tic tac tic tac...Il est neuf heures du matin, le train entre en gare comme à son habitude. Les passagers sont priés de descendre sur le quai. Les portes du wagon s'ouvrent ; cette fois-ci ce ne sont pas de vaillants pirates à l'assaut d'une journée de labeur qui en sortent, mais disons-le, de grands enfants perdus, piqués en plein cœur par le crochet des souvenirs.


Amandine Cristin
Le droit de mourir


Je suis la conscience perdue d'Assim. Emprisonnée à double tour derrière un épais mur de silence et d'obscurité, je nourris ses pensées que les limbes baignent d'impuissance. Mes mots résonnent dans le creux de sa vie amputée, dans la vivacité que ce lit lui extirpe. Les étincelles sont mortes, comme sur la pierre d'un briquet qu'on a trop souvent grattée. Aucune flamme ne brillera plus dans ses yeux, pourtant on persiste à dire qu'il ne s'est pas encore éteint. On garde quelque part l'espoir de retrouver le vieux Assim, de le sauver des griffes de la mort pour quelques mois de plus. On garde toujours l'idée insensée de rendre aux cendres le brasier qui les a consumées.
Je suis dans un monde où tout est noir, une nuit immense, un gouffre, un abysse. Et j'ai froid dans la certitude que je ne verrai jamais plus la lumière. Même les étoiles ont été avalées dans cette masse inconnue. Je ne vois rien. Mes bras, mes mains, mon nez. Je peine à distinguer mes souvenirs. Ils ne sont plus que des morceaux de papier froissés et trempés, des fragments fragiles et douloureux, tortillés dans tous les sens par une paire de pinces. Ce qu'Assim était autrefois n'existe plus. L'homme robuste est maintenant un vieillard faible, une pile déchargée qu'on met dans un pot avec les autres.


Les souvenirs remontent à leur source. Je vois Alger aujourd'hui, la nouvelle Alger, frénétique et vivante, remplie de couleurs et de senteurs sucrées. Je marche au milieu de cet archipel de fruits, d'épices et de vieux pots en terre empilés. C'est le jour du marché. Je tombe. Mon corps cède, ma canne glisse sur les pavés, et je m'écroule dans un craquement pesant.
Je n'ai pas de famille. Pas d'enfant, plus de femme. Mes parents s'en sont allés bien des années auparavant. Les jours de solitude passent. Les années dans mon appartement au centre de la ville, à regarder le monde derrière des carreaux, à me dire que bientôt il faudra déménager tous ces meubles et ces livres empilés vers un endroit que je ne connais pas. Ma vie, mes biens, mes souvenirs, tout allait un jour être balayé comme un amas de poussière. Et plus personne ne prononcerait mon nom. Car je ne serai plus là pour le faire. Plus personne à ce jour ne sait que j'existe. Suis-je déjà mort ? Les années de solitude sont toutes les mêmes, elles passent lentement, surtout quand on les vit pour la deuxième fois. Je lis certains livres pour la dixième fois, si bien qu'ils ne me font plus rien. Je suis las des héros qui se ressemblent, las qu'on écrive le malheur d'êtres fictifs et qu'on néglige les vivants.


Alors les souvenirs s'envolent et je m'en vais avec eux, plus loin, dans les forêts de l'Atlas, dans le village qui m'a vu grandir et vieillir. La maison, plus si neuve, est cruellement vide. Les murs s'affaissent, les poutres craquent, le dallage se fissure. Je n'ai plus rien. J'ai tout vendu. Les derniers ares de plantations aussi. A mesure, la maison retrouve sa stabilité. Au fil des ans, la vie revient dans le village. L'exode s'annule, on ne va plus à la ville chercher une meilleure vie. Alors je reste moi aussi, et je bois pour combler le manque. Mes nuits sont folles et les cauchemars me secouent les tempes. Je me réveille en sursaut, la lune luit sur la Méditerranée, et je bois de cette liqueur qui me brûle l'estomac depuis trente ans. Je tombe inerte sur le lit, parfois à côté. Au moins je dors, et aucun cauchemar ne me hante.
Des voisins viennent me rendre visite. Ils aiment ma liqueur d'oranges. Je ne suis pas encore une âme oubliée, il me reste quelques jours avant d'être le dernier de mon village. Ils se servent et s'en vont. C'est là tout ce qui les intéresse. Une petite bouteille d'un liquide jaune-orangé, ou deux, puis la porte se ferme. Les quelques pièces dans ma main ne me consolent pas.


Je veux mourir. Là, tout de suite. Sur ce lit qui n'est pas le mien. Dans cette pièce qui n'est pas chez moi. Les souvenirs me harcèlent. Je suis prisonnier de chaque image qui défile dans ma tête. Je veux que cela cesse ! Laissez-moi mourir !


Tout s'assombrit. Il fait nuit sur Alger. Une nuit particulière. Ma femme se pend. Je suis encore endormi dans le lit, et elle se glisse hors des draps sans me dire au revoir. Dans un élan de lucidité, elle se noue un linge autour du cou et s'élance. Le linge se déchire après quelques secondes, mais sa nuque est brisée. Le corps tombe au sol, dans le salon. Il ne reste qu'un bout de tissu qui flotte depuis la poutre. A mon réveil, je comprends. Une vague de tristesse me fouette le visage. Elle a saisi le droit qu'elle seule se tendait. Un droit dont j'ai voulu l'éloigner toutes ces années.
Alors les années reviennent, elles s'entassent et se bousculent. Ma femme est folle. Au moindre regard par la fenêtre, elle voit ce qu'il n'y a plus, et les cris prennent possession d'elle. Elle hurle dans la maison, elle se jette au sol, me bat à coups de poings dans le ventre, parce que je la bloque, parce qu'il faut que ça soit moi et pas un autre. Je reste avec elle, je la console. Autant que je le peux, j'essaie de l'aider. Et quand rien n'y fait, je lui tends une bouteille de liqueur et la couche sur le lit. C'est ce qu'il y a de mieux pour elle.
Trente ans que cela dure. Les premières crises sont les pires. L'alcool même ne peut la calmer. Il faut l'attacher, comme un animal qui se débat, et attendre. Attendre. Qu'elle pense à aujourd'hui et plus à hier. Avec le temps, les cris s'estompent, les coups sont moins puissants, les souvenirs plus lointains. C'est parce que les douleurs qu'on n'explique pas sont les plus mortelles qu'elle a préféré mettre fin à ses jours. Parce qu'un brin de lucidité l'a éclairée cette nuit-là, parce qu'elle a pris conscience de la vie qu'elle n'aurait jamais.


Débranchez-moi ! Que tout cela cesse ! Je veux mourir ! J'ai le droit de mourir ! La vie n'est précieuse que pour ceux qui la désirent.


Je reconstruis la maison de mes parents. Les murs, la charpente, tout. Grâce à ce que m'a appris mon oncle, je pourrai avoir un toit pour me protéger. Oncle Barir était charpentier. Il reconnaissait toutes les sortes de bois quand on se baladait, et me disait lesquelles étaient les plus solides et l'emploi que l'on pouvait en faire. Il m'avait enseigné à couper, à poncer, à tailler, comme un père enseigne à son fils tout ce qu'il doit savoir pour devenir un homme.
Un cri retentit. Une femme. Elle est proche. Lorsque je me retourne, elle est là, à cent mètre, écroulée sur le chemin qui traverse le village. Sa maison aussi a été détruite. J'abandonne mes outils et mes planches pour courir vers elle. A son niveau, je ralentis, me penche, et pose une main sur son dos. Je tente de la rassurer, sans savoir que je vais vouer ma vie à cela. Nous ne nous reconnaissons pas tout de suite. Elle pleure sa maison, sa mère, sa sœur... Tout ce qui lui a été arraché. Après une vingtaine de minutes, je l'aide à se relever et nous marchons vers chez moi. Nous sommes voisins. Nos deux maisons se tenaient autrefois à quelques mètres l'une de l'autre. Alors d'autres souvenirs reviennent. C'est elle. Fadia. Ses yeux ne me trompent pas. Ils ont gardé toute leur tendresse et leur sincérité, même après toutes ces années. Elle est la fille aux oranges. Je lui en tends une qu'elle saisit comme un coffre rempli de vieux jouets, puis la gratte avec les ongles pour en défaire la peau. Ses pleurs s'estompent aussitôt, et elle sourit. Son regard croise le mien. Nous savons tous les deux que nous ne nous quitterons plus.
Trois ans après ce jour. Fadia a perdu beaucoup de sa beauté. La douleur l'a vieillie plus vite que le temps. Ses yeux n'ont plus la même étincelle. Elle veut un enfant. Elle a toujours voulu porter un petit être en elle, le mettre au monde et le voir s'épanouir. Mais rien n'y fait, je ne peux rien lui offrir de plus que nos nuits d'ébats. Nous avons beau essayer, les échecs se succèdent et se ressemblent. Alors Fadia pleure. Elle regarde par la fenêtre et j'étouffe ses bras entre les miens.


Je n'ai toujours vécu que pour les autres. Tous mes actes étaient destinés à servir une cause plus grande. L'amour, la liberté, l'espoir. Pourquoi ne puis-je pas mourir pour moi même ?


Premier Novembre 1954. Alger bout. De chez moi, je vois les bombes éclater dans les rues de la ville, à une dizaine de kilomètres en contrebas. J'ai peur, comme tout le monde. J'ai peur pour mon pays qui s'enflamme, pour la guerre qui arrive droit sur nous. Alors je m'engage, je combats ma peur, le fusil à la main. Le village disparaît derrière mes pas. Ils me mènent vers les balles qui sifflent et les obus qui retournent la terre. Ma mère pleure. Je ne me retourne pas. Ses larmes glissent dans mon dos. C'est depuis mes premiers jours de guerre que je peine à trouver le sommeil. Nous marchons des heures entières, dans des vêtements qui sentent la sueur et le sang. On se pisse dessus dès que les chenilles d'un blindé retentissent, ou lorsque les avions tournent comme des vautours au-dessus de nos têtes. Tout à coup je me sens vulnérable avec mon petit fusil et mes balles. C'est comme vouloir détruire un mur avec une cuillère.
Les nuits sont insupportables. Les images de la journée reviennent nous hanter. Un tir de mitrailleuse, et le voisin de gauche qui tombe au sol. Une grenade, et c'est la rangée de droite qui finit en charpie. C'est dans ce genre de moments que ton courage n'existe plus, que la peur te fait te lever et courir comme jamais à travers les arbres et les rochers. Tu te dis qu'il vaut mieux passer deux jours dans une grotte plutôt qu'une seconde de plus face à tes chasseurs.
Plus tard je rencontre Yassin. Un type pas très grand mais costaud, sans un poil sur le caillou et toujours le mot pour rire. Nous mangeons nos rations quand quelqu'un vient s'asseoir à côté de lui, claquer d'une main virile dans son dos et moquer son aspect rondouillard. Il lui soutire sa ration et s'en va, tout sourire, vanter son exploit auprès des autres personnes de sa trempe. Je compatis. Ma ration est finie. Je lui tends mon dessert, une orange, qu'il refuse sous prétexte que je dois la garder pour moi. Alors je la pose dans sa main. Des oranges, j'en ai mangées toute mon enfance, je peux m'en passer d'une. Ce geste me rappelle Fadia. J'ignore où elle peut se trouver, si elle est heureuse, et je me demande si je lui manque aussi.
Quelques jours plus tard, nous tendons une embuscade à un convoi français. Un lance-flammes balaye six d'entre nous. La fumée a un goût de chair calcinée. Les balles volent dans tous les sens et je tire à côté de mes cibles tant je tremble d'effroi. Les cris fusent. Tout le monde crie. Sauf les morts. Et bientôt il n'y a plus âme qui vive pour crier. Yassin est à une dizaine de mètres de moi. Il n'y a plus aucun français. Tout est enfin fini. Il marche pour me rejoindre et pose le pied sur un mécanisme sensible. La mine explose.
Huit années d'horreurs avant de rentrer chez moi. Des corps qui s'amassent sous mes yeux, des hurlements qui remplissent ma valise, et ma maison n'existe plus. Un obus a tout emporté avec lui. Les murs, les arbres, ma mère...


Rien qu'un instant, une seconde. Débranchez-moi. Je me sens mort depuis tant d'années, laissez-moi enfin l'être vraiment.


Je n'ai jamais connu mon père. Un traître, voilà la seule description que l’on m’ait donnée de lui. Avant ma naissance, il a quitté l'Algérie pour la France, en quête d'un travail pour nous envoyer de l'argent, puis nous faire traverser la mer. C'était un infidèle, un déserteur. Quitter sa terre faisait tomber l'opprobre sur la famille. Il a disparu, et nous n'avons jamais rien reçu. Ma mère a dû me mettre au monde seule, couchée sur le sol, un torchon dans la bouche pour étouffer ses cris. Le village ne l'a pas aidée. Ni ce jour, ni aucun autre.
Les autres garçons se moquent de moi. Ils m'appellent le fils du traître. Puis ils me dépouillent, me tabassent et aucun adulte ne les en empêche. Frapper l'enfant d'un lâche, c'est presque un acte encouragé.
J'aide ma mère avec les récoltes et les tâches ménagères. Nous possédons quelques dizaines d'arbres fruitiers, pour la plupart des orangers et des figuiers. Comme les villages alentours ont connaissance de notre situation, il nous faut marcher une dizaine de kilomètres dans les montagnes afin de troquer nos fruits contre d'autres denrées, car personne ne veut des fruits d'une famille déshonorée. Les autres enfants chahutent, jouent, rient, quand moi je seconde ma mère, et parfois mon oncle. Tous me jettent des regards en coin, et grimacent, quand ils ne me tabassent pas.
Tous, sauf Fadia, ma voisine, dont la mère a aussi vu son mari prendre le large. La honte pèse sur sa famille, plus encore, puisqu'elle reçoit tous les mois une lettre de France, avec dedans des billets de banque et quelques pages écrites à la main. Fadia vole à mon secours quand les autres me rouent de coups. Elle se jette sur eux et se met en travers de leurs poings. Frapper les filles leur est interdit, alors ils arrêtent et remettent ça à plus tard. Il m'arrive de regretter de n'être pas né fille. Quand elle me sauve, je l'emmène dans les champs. Nous marchons longtemps, en attendant que le soleil se couche au loin sur l'Atlas et la Méditerranée. Je cueille pour elle une orange qu'elle dévore avec ses sourires. Je me dis que si je dois un jour aimer quelqu'un, ce sera elle, pour tout ce qu'elle fait pour moi et que j'espère lui rendre.
Le jour de ses seize ans, son père revient de France. Il est riche, bien habillé et se tient droit dans toute sa fierté. Il vient chercher sa femme et ses filles pour les emmener avec lui, sur un bateau vers l'Empire colonial. Elles refusent, alors il bat la femme, la quitte, et prend les filles avec lui, car à seize ans on peut travailler, et on n'a plus besoin de sa mère. Je suis seul, sans amie pour me protéger. On me bat sans me sauver, les couchers de soleils n'ont plus d'orange, les sourires sont morts avec l'argent des français.


Je veux mourir. Pour la vie que j'ai eue, et celle que je n'aurai jamais. Je veux mourir pour oublier, parce que mes souvenirs me battent comme les garçons de mon village, parce que Fadia n'est plus là pour les arracher à moi, parce que je suis vieux et que l'avenir est derrière moi. Parce que les oranges n'ont plus le même goût.


Jean-François Favre-Marinet
L’enfer bancaire


Agence Banque Populaire d’Asnières-sur-Oise, bureau 08, mardi, 14h00.


- Nous sommes désolés M. Plantin mais nous ne pouvons malheureusement pas accéder à votre requête concernant le prêt auto demandé. Vos revenus ont été jugés trop insuffisants. Nous sommes sincèrement navrés.


- J’comprends bien m’dame la conseillère mais vous savez comme j’l’ai dit l’aut’fois ma caisse est morte et j’mets trois heures pour aller travailler et trois heures pour re’vnir. Ca fait d’jà deux s’maines et j’en peux plus j’vous jure m’dame.


- J’entends bien monsieur et nous en sommes parfaitement conscients, néanmoins il s’avère que vous avez déjà contracté un crédit chez nous et que vous le remboursez encore actuellement. Auquel cas nous ne pouvons pas accepter ce prêt supplémentaire dans l’éventualité d’une incapacité d’un recouvrement dans les règles de notre banque. Vous comprenez ?


- C’est vrai qu’j’vais d’voir m’serrer encore plus la ceinture et ça, ça m’regarde m’dame mais faut qu’j’aille au boulot dans tous les cas sinon comment j’vais faire moi hin ? Allez, faîtes un geste s’i’ou’ plait m’dame sinon j’vous le dis j’suis foutu.


- Ecoutez, je ne peux pas faire autrement mais plein d’autres aides sont disponibles dans ce genre de cas précis, des organismes privés, des associations, l’état. Avez-vous pensé au covoiturage ? Ça peut être une solution. Toujours est-il qu’il est impossible pour nous de vous accorder cette somme. Vous m’en voyez désolée, au revoir M. Plantin.


Et M. Plantin se leva, écrasé par cette nouvelle. Le premier crédit concernait l’achat de son ancienne voiture, elle était d’occasion et apparemment en plus mauvais état qu’elle ne laissait paraître étant donné que le moteur avait explosé sur l’autoroute. Il était au bout du rouleau, au bout de sa vie. Il avait mis un an à trouver ce travail et six mois à se faire accorder le prêt et voilà que maintenant le destin s’acharnait sur lui.


Il se dirigea vers la porte aussi lentement que ses cent quatre-vingts kilos lui permettaient de le faire. C’est un jeune homme fringuant, souriant, plein d’espoir et basané qui la lui tint.


- Merci. lui adressa M. Plantin avec un sourire.
- Di rien m’siou. lui répondit le jeune homme.
- Un immigré. pensa M. Plantin.


Juste avant de franchir la porte, il entendit la conseillère financière : «Veuillez entrer M. Aziz ! » Il compatit :


- Si c’est pas trist’ d’annoncer des mauvaises nouvelles aux gens tout’la journée...


Rachid Bouroubi




Nouveau Message


Je le garde. Je le garde, parce que je dois être joignable par mon patron, le vétérinaire et mon médecin. Parce que ma mère m’appelle quand je rentre trop tard. Je le garde, parce que ma meilleure amie prend tous les jours de mes nouvelles, parce que j’ai besoin de relire les messages de ceux qui m’aiment. S’il n’y avait pas tout ça, je l’aurai jeté. Depuis des mois déjà, je m’en serais débarrassé.


Zzz, zzz.


Un nouveau message. Une autre personne. Pas exactement les mêmes mots que le message d’il y a une heure, ou celui d’hier ou de l’avant-veille, de la semaine dernière ou du mois passé, non. Pas exactement les mêmes mots, mais toujours, toujours la même chose. Je le sais. Je n’ai même pas besoin de lire.


Zzz, zzz.


Encore un autre.
Je sais ce que j’ai fait – et je m’en veux tellement de l’avoir fait. Ils ne sont pas obligés de le répéter. Ou bien qu’ils le répètent entre eux ! Qu’ils me crachent sur le dos ! Mais qu’ils me laissent tranquille.


Zzz, zzz.


Non. Ils ne veulent pas que j’oublie ; tous ceux qui savent ce que j’ai fait ne voudront jamais, jamais que je l’oublie. Mon numéro de téléphone a changé deux fois en six mois et toujours, toujours la même chose. Ils me retrouvent et c’est toujours, toujours la même chose.


Zzz zzz zzz zzz zzz zzz z-.


Rejeté. Encore un appel. Bientôt, un message vocal. Pas la même personne ni les mêmes mots que celui qui a appelé la nuit dernière, il y a deux jours ou il y a deux mois, non. Mais la même…


Zzz, zzz.


Et ça me fatigue tellement. Une erreur d’adolescente se répand comme une trainée de poudre. Surtout sur la toile. Surtout quand elle commence sur un portable. C’est comme une goutte d’eau ; elle tombe dans la mer et se dilue si vite dans le courant qu’on peut y plonger ses mains, sa tête, son corps tout entier, jamais, jamais on ne la récupérera complètement.


Zzz, zzz.
Zzz, zzz.
Zzz…


Ah non. Pas cette fois.
Ma cuisse vibre toute seule.
Ça me fatigue tellement. Je dors presque en marchant. Juste un peu de repos. Une minute. Un rien de repos.


Zzz, zzz.


Qu’ils me laissent, une minute, un rien…
Bip.
Quoi ? Batterie faible ?
Déjà ?
Oh non… !
A charger !


Mélissa Pioc


Les engrenages


Tom aime les jeux vidéo. Peut-être un peu trop. Lorsqu'il rentre des cours, il se colle devant son écran et n'en bouge plus pendant des heures. Il se goinfre de guerres virtuelles, de monstres sanguinaires et d'explosions flamboyantes. Son étagère est pleine des derniers FPS, tous plus violents les uns que les autres, où l'objectif est de massacrer des hordes d'ennemis à coups de mitrailleuses automatiques et autres lance-roquettes. Il règne dans ces jeux la même ambiance chaotique où la poudre à canon et les gros bras sont les seuls arguments de survie. Tom fonce dans le tas et étripe tout ce qui bouge. Ses yeux sont avides de cette brutalité gratuite (gratuite... quand on voit le prix des jeux vidéo de nos jours !), et il commente ses parties de cris de rage, comme s'il se retrouvait lui-même en face de ses adversaires.
C'est quand il m'invite jouer chez lui que je me rends compte de l'écart entre lui et moi. Ce qui pour moi n'est qu'une distraction passagère est pour lui un exutoire constant, une projection de ses pulsions les plus noires sur un écran. Qui sait ce qu'il ferait avec une véritable arme en main?
S'il meurt dans le jeu, il crispe ses mains sur la manette et confronte mon léger sourire narquois à son regard bouillonnant, prêt à exploser. Je dois me laisser abattre comme un imbécile, au risque de recevoir la manette en pleine figure, et qui sait, peut-être la console, la télé, et tout le reste de la maison. C'est bien là son pire aspect de joueur. Il est nul. Il règle la difficulté au minimum pour n'avoir qu'à bourriner dans le tas, sans jamais établir un semblant de stratégie.
Parfois je me demande ce que je fais encore avec lui, pourquoi je m'efforce de traîner dans son ombre comme un gentil toutou, et puis je suis saisi par une peur. La peur de me prendre une ruée de coups par un imbécile en colère. Et surtout, comme nos deux mères sont de vieilles amies, je sais qu'elles mettront tout en œuvre pour nous réconcilier, et je n'aurais fait qu'attiser les braises en voulant souffler dessus.
A l'école, Tom est la terreur des bacs à sable. Dès qu'on croise un petit, il ne peut pas s'empêcher de lui lancer une injure qui ne fait rire que lui. Puis, si le petit a l'audace de soutenir son regard, ou de répliquer, alors il le bouscule et s'en va en riant. C'est sa distraction lorsqu'il n'a pas sa manette et sa console de jeux, son amuse-gueule avant le bourrage du soir. J'approuve pour suivre le mouvement, mais au fond, j'ai envie de relever le gamin et mettre une raclée à gros-Tom. Sinon, il faut attendre qu'un grand vienne lui chercher des poux, souvent en moquant son surpoids, sa voix en mutation et ses vêtements sales (qu'il est bon d'être adolescent !). C'est un spectacle si plaisant! Tom est soudain submergé par l'autre facette de la petite monnaie qu'il est, et il pleure comme une hémorragie de la veine cave. Privé de tout son faux courage, il se laisse martyriser et crie à qui voudra bien le sauver ! Mais personne ne vient à sa rescousse car même son seul ami se délecte de sa détresse.
Le soir, il se venge. Il rentre chez lui, jette son sac à travers la chambre, et s'écroule sur le canapé. Il allume la console et joue, toujours sans difficulté pour que les risques soient minimes et le plaisir plus intense. Il dégomme les ennemis qu'il imagine avec le visage des grands qui l'ont frappé.
Pour son anniversaire, celui de ses 16 ans, la mère de Tom nous emmène (lui et moi, car Tom n'a guère d'amis que celui à qui on l'impose) à faire un paintball. Nous n'en avons jamais fait, et pourtant je sens que l'expérience ne va pas être plaisante. Le principe est simple : deux équipes sur un terrain, chacun un fusil à billes de peinture, et on canarde. En soi ce n'est rien de plus qu'un jeu, comme ceux sur nos écrans, à la différence qu'on y joue «pour de vrai», et qu'à la place des plaies béantes qui pissent le sang, on a, au pire, un petit bleu sur l'impact et une jolie tâche colorée. Mais au moment de lui donner le fusil à air comprimé, Tom affiche un visage proche de l'adulation. Il tient enfin le danger entre ses doigts graisseux.
Nous entrons sur le terrain, je suis dans son équipe (pure précaution), et en face quelques jeunes garçons aussi déterminés que nous à en découdre. L'arbitre siffle, on se lance vers les abris, les premières billes tapent contre les planches qui ne filtrent pas bien les éclaboussures tantôt rouges, tantôt bleues. En quelques minutes, les éliminés sortent, la main vers le haut, mais au moment de tirer, Tom se prend un bille du dernier adversaire en face. Il met sa main sur son ventre bedonnant et chiale derrière son masque. La bille n'a pas éclaté, il peut rester jouer. Alors Tom, plus furieux que jamais, se lève, parcours tout le terrain en hurlant et crible de peinture le garçon devant lui. Une bille suffit à éliminer un joueur, mais Tom vide son chargeur, et lorsqu'il n'en a plus, il se jette sur lui, lui fait faire un roulé-boulé, et le frappe à coups de pied et de poing. Ç’aurait pu être moi, ç’aurait dû être moi. Car au moins j'aurai donné à nos parents une raison fondée pour ne plus nous fréquenter, et j'aurai évité à ce pauvre gamin d'être ainsi tabassé. Au lieu de cela j'ai préféré jouer dans la même équipe. Je n'ai pas affronté ma peur, et celle-ci me poursuivra toujours, car il n'y aura pas de prochaine partie. J'ai perdu.


Favre-Marinet Jean-François


Un trou dans le ventre


Un ange passe dans la salle et les choses s’obscurcissent. Un instant. Elle tient son ventre à deux mains, laissant le liquide s’échapper de la béance et rougir la blancheur perdue de son linge Tout devient abyssal dans la rapidité de secondes inachevées. Le monde, son monde, est englouti dans le vaste puits des actes manqués. Ombre, lumière, incertitude croissante : les sensations et les sentiments se mêlent, se démêlent et tournicotent tel un vieux carrousel. On s’y fait, se dit-elle. La douleur, la perte, on s’y fait. Elle presse les doigts sur sa blessure abdominale en s’imposant de courtes respirations. Les souvenirs s’évadent, virevoltent autour d’elle, prennent de l’altitude et colorent de façon éphémère l’espace, tout comme les montgolfières arrangent le bleu du ciel printanier avant de disparaitre au loin. Elle ne tente même pas de toucher ses souvenirs en fuite du bout de ses doigts rougis, comme elle s’évertuait à le faire, petite, face aux dirigeables multicolores et festifs. A quoi bon ? Tout part, s’étiole. Rien ne reste jamais intact, insoluble, certain. Les souvenirs partent, et la blessure s’élargit sous ses doigts crispés. Le silence se fait de nouveau dans la pièce lorsque la dernière flamme colorée d’un ballon en ascension expire. Elle se relève, peu à peu, les mains immaculées, les vêtements propres, la douleur dissoute, le trou dans sa chair de nouveau inexistant- refermé du moins. Après tout, c’est un peu l’effet que cela fait d’avoir un cœur brisé : un trou dans le ventre.


Charly Legé-Didier


Ni vu ni connu


La petite robe bleue lui va si bien, un bleu cobalt qui épouse ses formes si...persuasives. Elle la mettra sûrement quand ils dîneront aux chandelles, c'est même certain. Elle laissera négligemment ouverts les premiers boutons pour laisser admirer sa somptueuse poitrine...


C'est un œil vif qui remarque l’effet produit. C'est l’œil d'un homme trop timide pour aborder les femmes mais trop audacieux pour être sain d'esprit. Le vasistas du désir d'un petit homme frustré par une mégère au foyer, étouffé par une mère acariâtre ? Peu importe d’où il vient, mais ce qu'il fait transgresse les frontières de l'intime. Un retour vers les bonnes mœurs est impossible. Il est spectateur, prisonnier de son théâtre de fantasmes.
Celle qui suit n'est pas terrible ; un peu trop bien en chair, mais au moins ses fesses ont le mérite d'être... provocantes. Elle portera sûrement cet affreux jogging quand ils seront vautrés dans le canapé le dimanche soir, il en est persuadé.


Bref, il va jeter un œil de l'autre côté, il espère que la prochaine sera moins déprimante : une femme à part, une beauté sublime, l'objet de ses désirs. Tel un tueur à gage il ouvre une mallette discrètement, sans un bruit ; il est imperturbable, il attend le moment propice. Une voix vocifère dans les hauts parleurs, on réclame Carole pour un échange. C'est le moment ! Encore une fois, le mal est fait. Les femmes s'enchaînent, se déshabillent, se livrent aux regards ; si elles savaient !


Le magasin a fermé ses portes. La femme de ménage fait faire des va-et-vient sans conviction à son aspirateur. Quelque chose l'intrigue, elle voit se dessiner un chemin sur le parquet. Par-ci par-là, elle remarque des copeaux de bois ; elle suit le chemin de cet étrange petit Poucet. Il mène aux rayons des femmes et continue sa course dans les cabines d’essayages. Elle ouvre l'une d'entre elles et trouve le nid du voyeur. Des trous ont été percés dans les parois en aggloméré, des trous assez petits pour ne pas être vu, mais assez grands pour en voir beaucoup.


Amandine Cristin
Action et vérité


Je l'attendais sur le quai de la gare avec une impatience croissante et la grande pendule indiquait son arrivée imminente. Je fus moi-même surprise de la vague de bonheur qui me submergea lorsque j'aperçus son visage dans la foule de voyageurs qui sortait du train. Elle avait fait le trajet entre la région parisienne et ma Normandie natale où je lui avais proposé de passer quelques jours de vacances, entre copines, dans la grande maison que je gardais en l'absence de ses propriétaires.
Elle me sauta au cou et, si elle ne l'avait pas fait, j'en aurais pris instinctivement l'initiative. Dans la voiture, je conduisais, un sourire franc scotché au visage et elle échafaudait nos plans pour la soirée. Elle souhaitait m'inviter au restaurant, connaissant mon amour pour la bonne bouffe et elle trépignait d'impatience en attendant ma réponse qui était, nous le savions toutes les deux, évidente. Elle sortait, ensuite, son téléphone de son sac pour mettre ces musiques que nous aimions tant et ce, à un volume plutôt déraisonnable. Et nous chantions et nous dansions sur le trajet, heureuses de s'être enfin retrouvées.
La salle était loin d'être bondée et la lumière était tamisée. Le serveur prenait nos commandes en affichant son plus beau sourire, gratifiant nos choix de clins d’oeil insistants et de sourires à peine réprimés. Nous prenions une entrée pour deux puis un plat principal chacune. Au moment de la commande du dessert, mon amie me regarda tout sourire avant de balancer :


Une grande coupe glacée américaine avec deux petites cuillères, s'il vous plaît. Ça ne te dérange pas que l'on partage le dessert, chérie ?


Je riais devant son audace et la situation. Elle avait fait cela pour remettre à sa place le serveur un peu trop familier à son goût et ça avait marché du feu de dieu. Nous entamions, après un bon fou rire, notre dessert.
Une fois rentrées, nous nous installâmes sur la terrasse, face au coucher du soleil et aux champs de blé qui s'étendaient à perte de vue et nous décidâmes de créer une playlist « Vacances en Normandie ». A tour de rôle, nous choisissions une chanson, sachant pertinemment que le choix de l'une aurait pu être le choix de l'autre. Après cela, nous lançâmes la musique en boucle sur le home cinéma du salon et je sortis quelques bouteilles d'alcool afin que nous nous détendions un peu. Un verre, deux verres, trois verres et je me balançais sur le rythme des mélodies qui arrivaient jusqu'à mes oreilles.


Et si nous faisions une action ou vérité pour s'amuser un peu ? proposa ma camarade.
Pourquoi pas !
Quel mode ?
Parce qu'il y a plusieurs modes ?
Maintenant, avec les smartphones, tu peux choisir ton « degré » de jeu.
C'est-à-dire ?
Gentil, sexy, enfantin, hot... Il y en a pour tous les goûts, de nos jours.
Je te laisse choisir.
Ok, c'est parti !


J'étais pompette mais je me rappelle parfaitement avoir dû faire des jeux de mots bizarres, imiter des cris d'animaux, raconter des choses dont j'avais particulièrement honte ou encore sonner chez la voisine pour partir en courant dès que celle-ci ouvrit la porte.


Donne-moi le téléphone, je vais te lire ta prochaine action : « Embrassez passionnément le joueur de votre choix ». Il me semble que, pour le coup, tu n'as pas besoin de réfléchir trop longtemps! Viens par là !


Je ne sais pas ce qu'il s'est réellement passé mais je me retrouvais à enlacer et à embrasser mon amie. Poser mes lèvres sur les siennes me parut tout naturel, et ce qui ne devait être qu'un baiser pour rigoler se transforma en une révélation. Comme si j'attendais ce moment depuis longtemps, je ne la lâchais pas. Elle non plus. Nous continuâmes de nous embrasser en balançant nos corps sur le rythme d'une musique lascive, parfaite pour accompagner notre étreinte. Je ne me rappelle plus combien de minutes ou d'heures cela dura. Je croyais que le temps s'était tout bonnement arrêté.


Céliane COUSSIERE
Arrête un peu de rêver


Le noir. Le néant. L’odeur de pisse et de sang séché. Les cris, les pleurs, les viols et les coups à répétition. C’est comme cela que je vis.
Depuis combien de temps ? Je ne saurais le dire. J’ai arrêté de compter. Il est impossible de se faire une idée du temps ici.
Les souvenirs de ma vie passée sont les seuls plaisirs qui me restent. Mais ces plaisirs brisent bien plus qu’ils ne rassurent. Le visage de ma mère se floute avec le temps, le son de sa voix s’est totalement effacée de mon esprit, son odeur aussi. Et c’est ce qu’ils recherchent. Il est là leur but. Qu’on oublie notre vie, notre passé et ce que l’on est. Parce que l’on est plus. Nous sommes les enfants de l’oubli.
Je me rappelle seulement mon arrivée ici. Je me souviens avoir compris la raison de mon enlèvement à la seconde où mes pieds nus ont frôlé le bitume froid de cet endroit.
J’avais décidé de partir. Partir vivre ma vie comme je l’entendais. Et durant un temps, ce fut le cas, rien que moi, mon chien et le vaste et sauvage Alaska.
J’avais tellement pris l’habitude de monter en voiture avec des inconnus que j’avais, depuis longtemps, baissé ma garde. Une triste erreur. Cet homme ressemblait à tous les autres m’ayant pris en stop durant des années, aimables, amicaux, curieux, impatients que je leur raconte mes voyages, mais il n’était pas comme eux, et je le compris bien trop tardivement. Il abattit froidement mon chien, juste après m’avoir laissée sur le bord de la route où je lui avais demandé de me déposer. Après quoi, il me rattrapa et me força à retourner de force dans son fourgon. Je m’étais débattue, bien entendu. Mais rien de ce que je faisais ne pouvait me sauver de mon destin.
Autant dire qu’après avoir vécu des moments de liberté aussi intenses, être coincée dans cet endroit macabre rend complètement fou.
Il y a d’autres filles ici. Certaines ont tourné folles, certaines semblent s’y être fait, les plus jeunes pleurent sans cesse. J’ai cessé de pleurer. J’ai cessé de parler. J’ai cessé de ressentir des émotions. Ce n’est plus moi. Ce n’est pas moi qui suis là. Moi je n’existe plus. J’existais. Au passé.
Nous sortons deux à six fois par jour, mais pas pour longtemps, et il est encore préférable de rester ici plutôt que de sortir. Nous n’avons plus de prénom, plus d’identité, nous sommes appelées par notre numéro. Je suis le numéro 21. Quand un numéro est appelé, cela veut dire qu’un homme a payé pour nos services. C’est à ce moment-là que l’on sort. Nous sommes emmenées dans les chambres situées aux étages supérieurs du bâtiment où un client nous attend. Le reste du temps, nous sommes enfermées dans le sous-sol, dans des cellules. Et bien sûr, à chaque fille sa cellule, de sorte qu’aucune d’entre nous ne peut communiquer avec une autre.
Nous nous devons d’être propres quand nous montons à l’étage, c’est pour cela qu’ils nous autorisent à prendre une douche une fois par jour. L’eau est plus que froide, mais, malgré la sensation de couteaux qui nous cisaillent la peau, la douche reste le seul moment plus ou moins agréable de nos journées.
Là-haut, on rencontre toutes sortes d’hommes. La plupart sont des hommes d’affaires pleins aux as ou, au contraire, de pauvres hommes à qui la vie n’a pas réussi et qui ne peuvent trouver le réconfort d’une femme qu’en payant.
Il y avait eu, toutefois, une exception à la règle. Une seule.
Je ne comprenais pas par quel miracle le destin avait mis cet homme-là sur ma route. Dans l’une de ces chambres que je ne connaissais que trop bien.
Je me souviens qu’au moment même où je suis entrée, lui, qui était allongé sur le lit, s’était tout de suite rassis et m’avait longuement observée. Il avait le regard hébété et me mettait mal à l’aise par
son silence. Je m’étais alors avancée jusqu’au lit sans plus le regarder tout en déboutonnant ma chemise. C’était à ce moment-là que j’entendis sa voix pour la première fois, il me demanda de demeurer vêtue et se mit à me poser toutes sortes de questions. Je ne répondis à aucune d’entre elles, bien trop surprise par son attitude et peu confiante. Il avait fini par se taire et nous étions restés assis sur le lit toute la journée, si bien que je n’étais allé voir aucun autre client que lui ce jour-là.
Et cela s’était répété chaque jour, et chaque fois, nous restions la journée entière, assis sur le lit en silence jusqu’au lendemain.
Au bout d’une semaine, je m’étais décidée à briser le silence, lui demandant pourquoi il faisait ça, qui il était, et ce qu’il voulait de moi. Je sus alors qu’il s’appelait Théo, qu’il avait vingt-six ans et qu’il venait de Londres. Il m’avait expliqué que je lui rappelais sa sœur, et que c’était pour cela qu’il ne pouvait me toucher ou me faire de mal, ou qu’il ne pouvait se résoudre à laisser quelqu’un d’autre me faire du mal. C’était pour cela que chaque jour il revenait ici. Pour être certain que personne ne me touche tant qu’il était avec moi. Cela me semblait impossible, trop beau, bien trop beau pour être vrai. Mais il était là. Et plus l’on se voyait, plus on commençait à se connaitre. Je lui racontais mes voyages et lui les siens, je lui confiais mes peurs, mes souvenirs. J’avais enfin une échappatoire, quelque chose qui me tenait en vie. Je passais parfois des journées entières à dormir tranquillement, faute de pouvoir le faire sur le pauvre banc en béton qui me servait habituellement de lit. Et je mangeais bien, bien mieux que la soupe et le pain que l’on nous servait le soir, une fois par jour. Théo me ramenait tout un tas de bonnes choses à manger, et le goût des cheezeburgers me reste encore au bout des lèvres.
Je passais un mois auprès de Théo, à rire et pleurer, à dormir et manger, à l’écouter me raconter ses voyages et sa vie, et cela m’aidait à vivre un peu. Vraiment.
Il y a deux jours, l’on me fit monter comme à mon habitude à la chambre numéro six, et ce n’est qu’après avoir refermé la porte que je le vit, allongé sur le lit, le torse en sang. Je me précipitai jusqu’à lui, pleurant comme je n’avais jamais pleuré auparavant, le secouant, le frappant, mais rien n’y fit. Théo était mort. Et moi j’étais seule.
C’est comme cela que ça se passe dans le monde de la mafia et du proxénétisme, quand une personne s’interfère, elle se fait tuer.
Les enlèvements, l’isolement, les douches gelées, les viols, les meurtres sont des conditions de vie effroyable. Mais le pire dans cette vie reste que le suicide est un acte qui nous est impossible à exécuter.


Laly Griffon
Incompréhensions


  • Arrête de te fatiguer ! De toute façon, il ne comprend rien ce gosse !


Ça recommence. Papa parle très fort, maman a le visage mouillé et regarde par terre. C’est parti de rien : Maman m’a appelé, elle m’a dit de sourire pour la photo. Mais c’est quoi sourire ? Elle m’a déjà expliqué plein de fois. Mais le temps de comprendre, le temps que ça revienne dans ma tête, papa était déjà arrivé. Il a parlé très fort, parce que je regardais sans bouger. Et je regarde encore maintenant.


  • Parle plus doucement… et fais attention à ton langage.
  • Sinon quoi ? Il y comprend que dalle ! Il est totalement con !
  • Ne dis pas ça ! Il est plus lent que les autres, c’est tout ! 


Comme d’habitude, quand ils parlent aussi fort, ils attirent mes frères. Et moi je regarde. J’essaie de comprendre, mais je n’y arrive pas. Les visages changent, se déforment, je ne sais pas pourquoi. Je ne comprends pas.


Mes frères sont arrivés, ils regardent. Ils commentent :


  • Papa est super en colère…
  • Maman a l’air vraiment triste. 


Je les regarde. Je ne comprends pas.


  • Comment vous savez ça ? Comment vous devinez ? 


Ils me fixent tous les deux.


  • Bah tu regardes leurs visages, c’est pas dur !
  • Je ne vois rien sur leurs visages. Ils ont quoi ?


Un son étrange échappe à mon frère. Long, irrégulier. Maman m’a toujours dit : « quand tu ne sais pas quoi faire, tu fais comme ton frère », alors je copie le même son que lui. Pareil. Il s’arrête, me regarde, me pousse.


  • Débile ! dit-il en me poussant encore, plus fort. Je tombe sur les fesses. Mon petit frère me regarde.
  • Zarbi ! dit-il à son tour. Il part en courant en voyant que les parents le regardent.


Papa et Maman ont cessé de parler. Ils me fixent. J’ai beau regarder leurs visages, je ne comprends pas. Je ne vois pas quoi comprendre. Je ne sais pas. Je ne comprends pas…


Vitalie Bernard