mercredi 23 janvier 2013

Portrait et autoportrait - Je est un autre




Incipit de L’âge d’homme, Michel Leiris, Gallimard 1939 :
«Je viens d'avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Au physique, je suis de taille moyenne, plutôt petit. J'ai des cheveux châtains coupés court afin d'éviter qu'ils ondulent, par crainte aussi que ne se développe une calvitie menaçante. Autant que je puisse en juger, les traits caractéristiques de ma physionomie sont: une nuque très droite, tombant verticalement comme une muraille ou une falaise (...); un front développé, plutôt bossué, aux veines temporales exagérément noueuses et saillantes (...). Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières habituellement enflammé; mon teint est coloré; j'ai honte d'une fâcheuse tendance aux rougeurs et à la peau luisante. Mes mains sont maigres, assez velues, avec des veines très dessinées; mes deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose d'assez faible ou d'assez fuyant dans mon caractère. Ma tête est plutôt grosse pour mon corps; j'ai les jambes un peu courtes par rapport à mon torse, les épaules trop étroites relativement aux hanches. Je marche le haut du corps incliné en avant; j'ai tendance, lorsque je suis assis, à me tenir le dos voûté; ma poitrine n'est pas très large et je n'ai guère de muscles. J'aime à me vêtir avec le maximum d'élégance; pourtant, à cause des défauts que je viens de relever dans ma structure et de mes moyens qui, sans que je puisse me dire pauvre, sont plutôt limités, je me juge d'ordinaire profondément inélégant; j'ai horreur de me voir à l'improviste dans une glace car, faute de m'y être préparé, je me trouve à chaque fois d'une laideur humiliante».




Portrait de Michel Leiris par Francis Bacon

« Je suis »
par Laure Jaen :
 
Je suis un écrivain, j’ai 34 ans, je m’appelle Pierre, et je suis d’origine espagnole.
Je suis quelqu’un de plutôt fin mais pas frêle, je suis assez robuste, certains disent que je suis sec comme s’il me poussait de petits muscles un peu partout. Pourtant le seul sport que je pratique est la chevauchée équilibriste des tabourets de bibliothèques. J’ai une grosse tête toute ronde, car bien remplie par les milliards de mots qui y fleurissent. Mon grand front, caractéristique de mon intelligence, justifie l’adrénaline qui me pousse vers l’écriture. Mon teint est couleur page blanche. Mes cheveux s’entrelacent comme les cédilles sur les « C », ils sont d’un brun écarlate semblable à celui de l’encre de mon stylo Reynold’s, cependant ils sont courts, comme bien souvent mes idées devant une nouvelle page.
Mes yeux voient tout ce que j’écris en ce moment même, ils sont le miroir de mes émotions. Mes yeux sont d’un bleu turquoise, mais plus on les regarde fixement plus leur couleur devient abyssale. Les grands cils qu’ils chevauchent sont les coraux protecteurs de mes pensées, de telle sorte que si je ferme les paupières, plus personne ne peut apercevoir mes émois. C’est alors que l’homme devient écrivain.
Si l’on descend en suivant une ligne verticale, on pourra s’arrêter sur mon cou. Un cou étroit et assez velu, on peut même y voir quelques constellations de grains de beauté du côté de la carotide. Une voyante m’a dit un jour qu’elle y voyait là de grands projets.
Mes bras sont symétriques et fins, les veines de mes poignets sont exagérément dessinées, une autre y a d’ailleurs vu une longue vie. Mes doigts sont des extrémités articulées cachant des phalanges et ne laissant apparaitre qu’un petit ongle mal coupé au bout, afin de pouvoir mieux se gratter les méninges. Mon dos est un peu voûté tant les livres m’ont fait baisser la garde, mon torse recroquevillé, tant la lumière s’affaiblit tard le soir.
J’ai de très grandes jambes, elles sont si fines qu’elles peuvent se glisser dans les ruelles étroites de Barcelone à la recherche du dernier tabac ouvert. J’aime à me vêtir avec le maximum d’élégance, mes habits sont souvent de couleur sobre puisque la discrétion est ce que j’affectionne le plus. Je me sens tel un corbeau caché dans un sous-bois parmi une société de consommation.
Je suis un écrivain, j’ai 34 ans, je m’appelle Pierre et je suis d’origine espagnole. 

« Je ne suis pas» 

par Elodie Wotling

Je viens d'avoir trente ans, la moitié de la vraie vie, celle où on a encore de vrais choix à faire.
 J'ai été fraiseur, guide de montagne, éducateur, installateur de décors de théâtre,  caissier dans une boutique d'électroménager et même technicien de surface dans un zoo. Aujourd'hui je ne travaille pas. Je ne suis pas à la retraite, je ne suis pas au chômage. Je ne travaille pas.
 J'habite près de Paris dans une sorte d'appartement, que certains pourraient qualifier d'inhabitable. Je vis seul. J'ai bien vécu avec une femme une fois, ainsi qu'avec un chien et même un hamster. Mais maintenant je vis seul.
 Physiquement, je suis grand, sans l'être trop, et assez fin, je n'ai pas beaucoup d'appétit ; et de toute manière je n'ai pas les moyens d'en avoir trop. Mes yeux sont bleus clairs et assez grands, ce qui me donne un air perdu, ou même stupide. Pour contrer cet effet, je porte des lunettes de soleil la plupart du temps. Mes cheveux sont blonds et assez longs pour un homme, ce qui fait qu'on a souvent tendance à me confondre avec une femme. Mon physique est peu attrayant, mes traits sont grossiers, mais on peut me trouver un certain charme. Mes muscles sont peu développés, autant dire inexistants, malgré les cinq minutes de marche que je fais chaque matin pour aller m'acheter du pain.
 Je ne dispose pas des attributs masculins habituels. Je suis pourtant un homme et je vais vous raconter mon histoire.

Il était

par Nour Tajudeen

On entend souvent dire que tomber par hasard sur de vieilles photos est toujours un plaisir, que cette redécouverte fortuite permet de se remémorer des souvenirs agréables, et parfois même, de reprendre – au moins par l’esprit – contact avec des personnes qu’on a un jour aimées mais qu’on ne connait plus.     Paul pourrait aisément vous rétorquer avec son air de dédain habituel : « Foutaises » et vous le comprendriez : ce jour-là, cette réapparition involontaire et soudaine s’ajouta à la tristesse d’un dimanche férié et pluvieux comme on en connait un peu trop dans nos vies.
            Saint Georges de Didonne, Juin 2001. Cela faisait donc plus de onze ans. Onze ans que Paul avait pris soin de mettre ces photos dans un petit album plastifié, une sorte de minuscule porte-vues en plastique qu’on reçoit parfois en cadeau quand on fait développer ses photos. Cet été là, Paul avait 19 ans, et partait pour la première fois en vacances avec ses amis : Céline, Mélanie, Stéphane et Guillaume.
            Son attention se focalisa sur une photo de lui, prise en format portrait et qui le montrait de la tête aux pieds. Longtemps sportif, Paul avait à cette époque encore un corps athlétique, robuste, qu’il entretenait et dont il se servait pour plaire aux filles. A présent, le temps avait pénétré ce corps et l’avait avachi et abîmé. Son ventre n’était plus si ferme, ses épaules tombaient légèrement, et ses cuisses n’étaient plus aussi musclées. Ce corps qu’il n’assumait plus, ou qui du moins ne suscitait plus chez lui la fierté de ses vingt ans, le désormais trentenaire le cachait avec des vêtements plus larges et il faut le dire, quelque peu difformes. Son style vestimentaire restait très simple, peu de couleurs, à l’exception d’un châle à carreaux un peu coloré qu’il enroulait autour de son cou parfois, lors de dîners chez des amis ou en vacances chez ses grands parents.
            Pourtant, Paul avait été vraiment beau, et il approcha la photo de son visage pour regarder plus en détail. Sa chevelure gardait le souvenir d’une belle épaisseur légèrement ondulée. Contrairement à certains de ses collègues et amis, il n’avait encore aucun cheveu blanc et ses cheveux étaient d’un noir intense, qu’il devait peut être aux origines grecques de sa mère. Sa peau avait perdu de son harmonie et de sa fermeté mais quelques jours de soleil suffisaient à lui redonner un éclat digne d’un jeune adolescent fraîchement rentré de vacances en Espagne. Ses yeux d’un bleu perçant avaient vu naître à leur extrémité quelques rides d’expressions et ses paupières tombaient légèrement. Son nez n’avait pas de caractère mais n’en avait jamais eu. C’était un nez tout simple, ni grand, ni plat, ni fin, ni en trompette… Visiblement un nez qui n’avait été créé que pour sa fonction primaire : accueillir les cavités qui permettaient à son propriétaire de respirer. Sa bouche était fine mais souvent rouge quand il faisait trop froid, trop chaud, quand il était ému, énervé ou intimidé. Elle laissait parfois passer un sourire timide aux dents jolies, même si elles n’étaient pas parfaitement alignées.
            En somme, Paul avait gardé cette beauté mais il ne l’entretenait plus. Et surtout le temps était passé bien plus encore dans son esprit que sur son apparence physique. Les gens avaient changé, disparu, réapparu, menti, trahi… Certains étaient restés là, et donnaient la sensation que rien n’avait changé, et que rien ne changerait jamais. Le temps était passé sans qu’il s’en rende compte, sans qu’il s’imagine un seul instant dire un jour : je n’ai plus 20 ans, et ça se voit.