PARTIE
II
Nocturne
Tu
frappes à chaque instant, à chaque moment. Mais je ne t’entends
plus. Tu frappes à chaque seconde, à chaque minute, à chaque
heure. Mais je ne t’entends plus. A force de t’avoir toujours à
mes côtés, j’ai appris à faire fi du bruit que tu m’imposes en
permanence.
Alors
pourquoi… pourquoi ? Quand la nuit tombe, tu résonnes, tu es
là, si proche de moi, j’angoisse, je stresse, je m’inquiète…
Tel le tonnerre, tu grondes dans mes oreilles, fais vibrer mes
tympans.
Tu
frappes à chaque instant, à chaque moment. Et le jour, je ne
t’entends plus. Je tiens à toi, tu es mon précieux, mon trésor.
Le premier de ton genre. Je t’adore. Tu m’indiques toujours les
bons moments, tout comme les mauvais. Un seul regard et c’est bon,
je sais quand je dois m’activer.
Dès
que la nuit tombe, pourtant, tu me terrifies… chaque mouvement de
tes aiguilles tonne à mes oreilles, m’angoisse et m’inquiète.
Je pourrai te quitter pour dormir, ma chère, mais tu es ma seule, ma
montre, celle que je préfère.
Vitalie
Bernard
-
Eve, tu peux m’expliquer ce dessin, s’il te plait ? Me
demande la maitresse.
À
côté d’elle, il y a une dame toute maigre et pas très jolie qui
n’arrête pas de me regarder.
-
Bah c’est mon dessin !
-
Eve, me dit la dame toute maigre, qu’est-ce que ça représente ?
-
Là, c’est mon papa, et là, c’est ma maman. Ils parlent de
choses de grandes personnes.
Ben
oui, c’est évident ! Pff… les grandes personnes, elles ne
comprennent vraiment rien…
-
Et cette scène, c’était quand ? Tu peux me raconter, s’il
te plait ?
-
Je n’ai pas le droit de le dire. Sinon, maman me privera de dessert
ce soir. Et ce soir, c’est mousse au chocolat…
Ce
que je n’ai pas le droit de raconter, c’est quand maman explique
des choses à papa, parce qu’il ne comprend pas. Ben oui, mon papa,
c’est
une grande personne : il ne
comprend rien…
Hier,
maman a expliqué quelque chose à papa. Je veux bien dire que je
n’ai pas tout compris non plus.
C’est
normal, j’ai six ans, je suis bientôt une grande personne…
Elle
a dit que papa, c’était un « incapable », et qu’il
devrait arrêter de lui « casser les couilles » (moi, je
ne sais pas si ce sont des verres ou des vases, les couilles, mais
visiblement, papa a cassé ceux de maman…). Ensuite, elle l’a
poussé très fort par terre. Papa a un peu saigné à la tête. Il
s’est remit debout, et
il boitait. Je ne comprends pas pourquoi, d’habitude, il ne boite
pas quand maman le pousse.
Mais
bon, je deviens une grande personne.
-
Eve, je te promets que tu n’auras pas de problèmes, continue la
maitresse.
Bah
on voit bien qu’elle n’a jamais été au lit sans dessert…
-
Qu’est-il arrivé à ton papa ?
-
Je ne sais pas.
Si,
je sais. Une fois debout, il a dit à maman d’arrêter parce que
j’allais me réveiller. Du coup, maman a pris le truc en métal
avec lequel papa fait bouger le feu l’hiver dans la cheminée, et
elle l’a tapé avec. Il est tombé en faisant un grand « boum ! ».
C’était drôle. Maman a continué de le frapper avec la chose
métallique et avec des coups de pieds, jusqu’à ce qu’il arrête
de bouger et de crier. Là, maman l’a appelé par son nom, et je
n’ai pas compris pourquoi, parce qu’il était juste devant elle !
Mais
bon, je deviens une grande personne.
Comme
papa ne répondait pas, maman l’a secoué, mais il ne disait
toujours rien. Là, j’ai compris que maman n’était plus fâchée.
Pourtant, d’habitude, elle reste fâchée longtemps après avoir
frappé papa. Elle a regardé ses mains pleines du sang de papa, puis
elle l’a enroulé dans le tapis, comme un taco ! Après, elle
est allée dehors avec la pelle en tirant papa par un bout du
tapis, et elle est revenue sans papa. Là, j’ai compris que je ne
devais rien dire.
Après
tout, je ne suis pas encore une grande personne…
Laurine
Barquilla
Ils
revenaient la voir tous les jours ou, du moins, voir ce qu'il restait
d'elle. Comme des scientifiques trop attachés à leurs travaux pour
quitter le laboratoire, ils surveillaient de façon macabre
l'avancement de leur projet. L'acide prenait du temps pour dissoudre
un corps, ils le savaient pour avoir étudié le phénomène.
Cette
jeune fille les avait offensés, elle n'avait pas payé la somme
réclamée et, comme chacun le sait, dans un trafic de drogue, il
vaut mieux honorer ses dettes si l'on tient à sa vie. Elle, elle ne
s'était pas pliée aux règles et, dans un moment d'euphorie, devant
un épisode de leur série favorite, ses futurs bourreaux avaient
décidé de mettre en œuvre le scénario dont ils étaient témoins
: ils l'avaient étranglée et avaient fait disparaître
l'intégralité de son cadavre pour qu'il n'en reste aucune trace.
Ils
étaient de brillants étudiants et ils sont devenus d'affreux
assassins, calculateurs et froids.
Leur
plan initial a échoué lorsque la police a découvert le corps,
morceau informe de chair et d'os.
Le
pire, certainement, c'est que ces étudiants prometteurs ne s'étaient
pas contentés d'ôter une vie. Ils avaient veillé, chaque jour, à
faire en sorte que l'enveloppe charnelle de leur comparse disparût.
Pas de corps, pas d'indices, pas de coupable, juste un deuil
impossible pour une famille innocente.
Voilà
ce qui fut évité in extremis.
Céliane
Coussière
« Voilà
Tigrou, ton nouveau chez toi ! C’est ici que nous allons vivre
ensemble maintenant. Je te laisse te familiariser avec l’appartement
pendant que je prépare ta gamelle, tu dois être affamé ».
Mon nom est Bruno Sanchez, je suis comptable et aujourd’hui j’ai
acheté un chat, il s’appelle Tigrou. Cela fait un an que je vis
dans cet appartement, tout seul, et comme je rentre tous les soirs de
la semaine assez tard je me suis dit qu’un peu de compagnie ne me
ferait pas de mal.
Lorsque
je l’ai vu, j’ai su, j’ai su que c’était celui qu’il me
fallait. Il me regardait avec ses yeux couleur or, sa pupille noire
me transperçait de l’intérieur, j’avais l’impression qu’il
arrivait à voir en moi, tout ce que je pouvais ressentir. Une telle
intensité dans des yeux, même humains, je ne l’avais jamais vu !
Il me regardait, comme si lui aussi m’avait choisi. Son pelage
était intense, orange, rayé marron foncé presque noir, un pelage
atypique pour un chat atypique ! Il ressemblait à un tout petit
tigre, je l’aimais déjà.
C’est
donc le premier jour pour Tigrou aujourd’hui dans sa nouvelle
maison, il est assez timide, il renifle tout sur son passage :
tapis, canapé, étagère, table, chaise, absolument tout ! Je
sais que le lien doit se faire entre nous alors je le laisse prendre
connaissance de son foyer et surtout de mon odeur. Comme il est
mignon à gambader partout, je sens que je vais particulièrement
l’apprécier.
Une
semaine s’est écoulée. Tout se passe très bien avec Tigrou, il
se reconnaît quand je l’appelle, il mange bien, et niveau caresse
il est plutôt servi ! Malgré tous ses côtés que j’adore
chez lui je trouve qu’il lui manque un tout petit quelque chose,
vous savez un chat dort, dort beaucoup même. S’il vous arrive
quelque chose, ce n’est pas lui qui viendra vous sauver, en même
temps personne ne promène son chat dehors. C’est un chat que je
voulais, je le sais, mais je ne m’attendais pas à autant de
tranquillité, c’est vrai que c’est beau, mignon, adorable, mais
un peu TROP calme. J’aimerais qu’il soit un peu plus gros, plus
fort, plus féroce, et j’aimerais qu’il me donne un sentiment de
protection, savoir que je suis en sécurité à ses côtés, et
sentir qu’il est prêt à tout pour défendre son maître. Voilà !
J’ai une idée ! Je dois entraîner ce chat, en faire une
bête de guerre ! Parfois j’ai un éclair de génie qui me
tombe dessus, je ne sais pas d’où il sort mais c’est très
plaisant.
Je
me munis donc de son jouet préféré « souris bleue » et
je le taquine, je la secoue au-dessus de sa tête et je le lance par
terre pour éveiller son instinct de tueur chassant sa proie et
fondant sur elle ! Mais Tigrou se contente de plisser les yeux
et de se mettre sur le dos pour que je lui caresse le ventre. Cette
réaction me met soudain hors de moi, je vois en elle une sorte de
provocation, le signe d’un refus d’obéir. Je l’empoigne alors
par la peau du cou et je le jette par terre. Il retombe sur ses
pattes, se tourne vers moi et me regarde avec ses grands yeux dorés.
Il reste là à me fixer pendant presque trente secondes, est-ce de
la colère ou de la tristesse dans son regard ? Je ne sais pas,
puis il s’éloigne vers la cuisine dans son panier. Je vois encore
son regard intense dirigé vers moi, je l’aurais presque entendu me
parler, me demander pourquoi j’ai fait cela. C’est sa faute,
c’est lui qui me provoque, qui refuse de m’obéir, ne pouvait
pas-t-il être un meilleur chat plus imposant, plus respectable ?
Décidemment, je me dis que je n’aurais jamais dû l’acheter, il
ne me vaut pas. Je vais donc me coucher. Demain une longue journée
m’attend et j’ai une colère à faire disparaître.
Je
rentre du travail exténué, la journée fut longue. Je prends mes
clefs et j’ouvre la porte d’entrée. En poussant la porte
j’aperçois quelque chose qui ressemble à un pot de fleur cassé,
il y a de la terre partout ainsi que des bouts de verre. Plus je
m’avance, plus je découvre une catastrophe, je suis abasourdi,
aucun son ne sort de ma bouche. Je vois la table renversée, les
chaises cassées, le tapis éventré, de la terre partout, les
rideaux arrachés ! Mais que diable a-t-il bien pu se passer !
Au sol, des traces de pattes, je reconnais celle d’un chat, d’un
très gros chat, je n’en ai jamais vu d’aussi grosses, mais qui a
bien pu faire cela ? C’est alors que j’entends un bruit
derrière moi, une sorte de grognement, je le sens résonner au plus
profond de moi. L’angoisse me prend, je n’ose me retourner, « qui
est-ce ? » dis-je, « si vous voulez de l’argent je
vous donnerai ce que j’ai, mais pitié ! Ne me faites pas de
mal… ». Personne ne me répond, mais un grognement retentit,
grossit, se rapproche de moi ! Je ne sais quoi faire, tous mes
membres sont paralysés. Je dois voir la chose qui me veut du mal,
alors dans un élan de courage je fais demi-tour et là, la stupeur !
Je n’ai en face de moi ni un cambrioleur, ni un ami qui voudrait me
faire une mauvaise blague, mais un tigre, un gigantesque tigre. Il
est là, dressé devant moi, son énorme tête arrive au niveau de
mes pectoraux, il me dévoile ses canines et grogne tout en
s’avançant. Je tente de reculer le plus possible, mais me voilà
maintenant bloqué contre le mur, avec en face de moi la mort
impitoyable et soudaine à laquelle je ne peux échapper, je le sais.
« Mais qu’est-ce qu’un tigre fait chez moi nom de dieu… »
Je me répète cette phrase en boucle tout en fermant les yeux, je
tremble encore plus que les feuilles s’apprêtant à tomber de
l’arbre, c’est la fin, je le sais. Je lance alors un dernier
regard sur celui qui s’apprête à m’ôter la vie, mais je me
rends compte de quelque chose, ce regard… Je le connais !
C’est celui de Tigrou, je reconnais ses yeux dorés et profonds,
cette façon qu’il a de me regarder, c’est lui ! « Tigrou ?
C’est bien t… » Mais il ne me laisse pas le temps de finir
ma phrase, il se jette sur moi en une fraction de seconde, je sens
tout : ses crocs qui s’enfoncent dans ma chair, ses griffes
qui s’agrippent à mes membres, la force avec laquelle il me secoue
dans tous les sens. J’entends au plus profond de mes entrailles le
rugissement qu’il pousse au moment où il se jette sur moi. Je
ressens en ce rugissement toute la haine et la vengeance qu’il
éprouve pour moi, je prends conscience bien trop tard
malheureusement que depuis le début je n’ai pas à faire à un
simple chat d’intérieur, mais à un prédateur qui sommeillait. Je
voulais voir en Tigrou seulement le prédateur, maintenant il est
trop tard pour se dire que je n’aurais pas dû.
Annabelle
Barberat
Lorsque
nous avons vu cette maison au détour d’une ballade, on s’est
tout de suite dit qu’elle était pour nous. Ça s’est imposé,
comme ça. Ça ne pouvait pas être autrement. Une maison de style
victorien cachée par de grands murs de pierres et entourée par de
vieux chênes centenaires, comme une couronne de verdure.
Elle
était pour nous.
Les
années ont passé et nous avons un jour miraculeusement pu
l’obtenir, les anciens propriétaires ayant décidé de la quitter
le plus rapidement possible, sans donner de véritable explications.
Le prix était bas. Ça nous a arrangées. Nous avons emménagé au
printemps 2005. Les jours ont passé très vite, puis les mois et
nous ne tarissions pas de bonheur. Ma compagne et moi nous pouvions
désormais filer notre petit amour à l’abri des grands murs épais
de notre demeure. Ca a surement été la période a plus heureuse de
notre vie. Et puis un jour, Claudia m’a réveillée brutalement au
petit matin. Les yeux fous de fatigue, d’une humeur orageuse.
-
Tu n’as pas attendu ? J’en ai assez, tu dors depuis des heures et
tu me laisses seule avec ces bruits atroces !
Je
n’ai pas compris. Je l’ai regardée d’un air incrédule. De
toute façon sans mon café je ne suis bonne à rien, ni à parler,
ni à écouter et encore moins à me justifier face à quelque chose
que je ne comprends pas. Je l’ai invitée à prendre son petit
déjeuner pour qu’on en discute.
-
Ai-je ronflé ? ai-je fini par lui demander, les yeux levés
légèrement de la brume caféine.
J’ai
demandé cela avec toute la pudeur féminine que je pouvais me
trouver le matin et j’ai presque été soulagée lorsqu’elle m’a
répondu par la négative.
-
Mais non ! Je te parle des bruits que j’entends dans les murs
depuis deux nuits ! Toutes ces choses m’empêchent de dormir.
Je
l’ai regardée comme on regarde un enfant peureux, j’ai haussé
les épaules et j’ai répondu bien naïvement : ça doit être les
bruits de tuyaux, ça arrive dans les vieilles maisons, tu sais. Elle
habitait en ville jusque-là et j’ai toujours été amusée par son
côté précieuse. On s’en est arrêté là.
Et
puis d’autres nuits ont passé, toujours elle me réveillait au
bout d’un temps, de plus en plus hargneuse, le regard de plus en
plus fou.
-
Mais ne me dis pas que tu n’entends pas ! hurlait-elle
-
Oui j’entends peut être un bruit un peu sourd, je ne sais pas…
-
Un bruit sourd, me répondait-elle méprisante, mais non ça gigote
et ça gratte en permanence, c’est monstrueux, je n’en peux plus
!
J’ai
appelé un plombier, j’ai appelé un dératiseur, un électricien,
et même un médecin. Ils m’ont tous regardé avec un air
d’incompréhension. La maison était plus que saine et ma compagne
aussi. Nous somme parties en vacances. Elle a dormi comme un bébé,
ma maison me manquait. Claudia m’inquiétait. Je voyais ses os sous
le T-shirt ample qui lui servait de pyjama. Mais au matin elle était
de bonne humeur et ne cherchait plus la petite bête afin de rentrer
en confrontation avec moi et de se soulager à mes dépends. Ses
longs cheveux auburn coulaient en cascade sur sa poitrine tandis
qu’elle grignotait sa tartine et je la regardais avec un amour
réservé, comme je l’ai toujours fait. Elle a tourné son regard
vers la fenêtre puis vers moi avec un sourire radieux.
-
J’aime cet endroit, cette ville, ces plages de galets, ne penses-tu
pas qu’on y serait bien toute l’année ?
Je
m’y attendais, je ne peux le nier. Je savais que cette remarque
faussement naïve allait être mise sur la table et je pense même
que j’aurais pu en prédire l’instant à la seconde près. J’ai
posé ma tasse de café. Je n’ai pas souri. J’ai plongé mon
regard dans le sien. Son propre sourire s’est effacé. Elle avait
compris.
Nous
sommes revenues chez nous. Par un lundi maussade et pluvieux. Elle
pleurait dans la voiture. Ma Claudia. Je ne regardais pas. Je ne
voulais pas non plus entendre. Pourtant sa crise de larmes allait
crescendo tandis que les kilomètres s’amenuisaient entre nous et
la maison. Et je m’énervais silencieusement qu’elle rejette
ainsi notre chez-nous, notre si belle demeure, notre rêve commun qui
n’était plus que le mien et qu’elle considérait dorénavant
comme son cauchemar. Notre rêve était devenu la ligne de faille de
notre couple. Je ne me voyais pas vivre sans elle. Ni en dehors
d’elle. Claudia. Notre maison ? J’ai prié silencieusement pour
que cette nuit soit calme tandis que Claudia allait s’enfermer dans
le bureau pour le reste de l’après-midi. Et puis j’ai su que mes
prières ne seraient pas exaucées. Si Dieu existe, lui et moi sommes
en discorde depuis longtemps. J’ai pris mes résolutions. Je ne
voulais pas me séparer de cette maison. Je ne voulais pas perdre ma
compagne non plus. J’ai mélangé des somnifères à sa tisane du
soir. Elle a bien dormi. Alors j’ai continué. J’ai réussi à
droguer toutes ses nuits durant deux mois. Mais j’en ai perdu mon
propre sommeil. Je suis dotée d’une conscience tortionnaire, me
laissant en paix le jour pour mieux me conspuer la nuit. Allongée
sous les draps chauffés par nos deux corps j’en ai profité pour
écouter les respirations de la maison, ses craquements, son bruit de
chaudière et l’eau passant dans les radiateurs. Au creux de mon
oreiller j’écoutais tous ces bruits qui me collaient la frousse
lors de mon enfance. Et j’essayais d’apaiser ma conscience. Un
somnifère chaque soir, pour l’aider à dormir et lui offrir des
journées plus sereines, dans notre nid d’amour. Non je n’étais
pas un monstre. Non.
Et
puis, les bruits de ma conscience ont semblé prendre le dessus sur
les nuits de la maison, des grincements se sont mêlés aux
craquements du bois. Des grattements et des grignotements dans les
murs. Et des bruits encore plus sinistres comme des miaulements
terrifiés. J’ai perdu le sommeil pour de bon. Je suis sortie du
lit pour coller l’oreille au mur, traçant mon chemin ainsi dans
toutes les pièces obscurcies par une nuit sans lune. Les bruits
semblaient résonner dans tous les recoins. Se pouvait-il que Claudia
eût raison ? Se pouvait-il que ces bruits ne proviennent pas de ma
conscience, mais bien de la maison ? Et une sensation étrange a
commencé à ramper en moi : celle d’un intrus m’épiant à
travers les murs. Celle d’un intrus dans ma maison, empoisonnant
nos nuits.
J’ai
arrêté de droguer Claudia et j’ai attendu cette nuit sans petit
coup de pouce d’un Morphée quelque peu chimique avec angoisse. Ça
n’a pas manqué. Nous nous sommes retrouvées toutes les deux à
tendre à peine l’oreille que les bruits nous assaillaient déjà.
Nous avons allumé les lumières. Il en avait fallu de peu pour que
Claudia recommence à crier. Ne comprenant pas pourquoi elle
entendait de nouveau ces bruits après tant de nuits silencieuses. Je
dois préciser que mon pire ennemi se trouve être mon visage. Elle a
tout de suite vu que je lui cachais quelque chose. Et le robinet de
ma conscience s’est ouvert bien malgré moi. Du coup, on n’a plus
entendu que les bruits des affaires que ma douce tentait de me jeter
à la figure, les cheveux hirsutes et le visage contracté dans des
rugissements de lionne. Et ça a volé dans tous les sens, la lampe
de chevet arrachée de sa prise, la télécommande de la chaîne
Hifi, son téléphone, ses chaussons et tant d’autres objets.
Je
me suis réfugiée dans un coin de la pièce, avec le Grand Atlas de
la Gastronomie comme bouclier. Je vous laisse imaginer le ridicule de
cette scène, ou le comique selon chacun. Je dois bien avouer que ce
n’était pas la première crise à laquelle j’ai été confrontée
et je n’ai pas spécialement été étonnée de la voir balancer la
chaîne Hifi elle-même en ma direction. J’ai donc effectué un
plongeon très judicieux en direction du tapis, l’Atlas vissé à
mon crâne. Le bruit a été terrible. Pas le bruit de mon saut, mais
celui de la chaîne Hifi – qui m’avait coûté un bras-
s’encastrant dans le mur, fracassant le stuc, déchirant le papier
peint sur une bonne longueur. Claudia a retrouvé son calme tout
aussi vite qu’elle l’avait perdu et au même moment qu’un
miaulement assourdissant s’est élevé dans la chambre en ruine
pour se taire lui aussi, peu après.
Je
me suis doucement relevée alors que Claudia allait se terrer à
l’autre bout de la pièce, les yeux braqués sur le trou que son
lancer de chaine Hifi avait causé dans le mur. Un gros trou, noir et
profond. J’ai ramassé son téléphone et je m’en suis servie
comme lampe de torche. Au fond du trou, j’ai distingué une masse
informe à première vue. J’ai enfoncé mon bras tremblant pour
attraper cette chose, non sans me dire que cet acte héroïque et
très inconscient me servirait peut être de remise de peine lors de
mon futur procès pour utilisation frauduleuse de somnifères. J’ai
réprimé un frisson de dégoût. Je ne pourrais d’écrire la
sensation que j’eu au contact de cette chose. Je l’ai empoignée
malgré tout et l’ai sortie de l’orifice. Mes yeux se sont
agrandis sous le choc, et je me suis retournée vers ma compagne,
tenant à deux mains un chat momifié par des siècles de réclusion
dans le mur de cette maison victorienne
Charly
Legé-Didier
On
ne choisit pas son destin, ce déterminisme auquel ne croient pas les
plus heureux, et celui auquel sont réduits les sujets de la
fatalité. Croire au destin, c'est accepter sa mort prochaine. Ce qui
m'effraie le plus dans la mort, ce n'est pas tant le fait de ne plus
exister. Car oui, lorsqu'on meurt, notre âme ne s'envole pas vers
les nuages. Ce n'est que pure fantaisie, une fable qu'on nous met en
tête afin d'être rassurés. Ce qui m'effraie vraiment dans l'idée
de mourir, c'est qu'on plonge nos proches dans un état pire que le
nôtre, et que nous ne sommes plus là pour les en consoler. Mais
puisqu'il le faut, mourir me semble une évidence de la vie, l'étape
vers laquelle il faut aspirer tout au long de son existence. On ne
peut certes pas toujours choisir comment se présenter à elle, mais
on peut décider de lui tendre la main au moment opportun. Je vais
vous conter comment je l'ai rencontrée, cette dame pâle, cette
cavalière des moissons.
La
maison était posée à flanc de colline au milieu des pins et des
fougères. C'était un endroit paisible, un Eden de fleurs et de
marbres gravés. Derrière les portes s'ouvrait un large couloir très
aéré, avec de chaque côté, dans une symétrie millimétrée, des
arches hautes, et par-delà de grandes salles meublées où gambadait
un air de piano. La dame qui vint m'accueillir était jeune et
ravissante, avec aux lèvres un sourire de toute beauté qui
réchauffait le cœur. Elle portait sa tenue de travail, un
croisement entre un chemisier et une jupe d'un blanc impeccable, qui
mettait en valeur ses formes sans non plus les rendre plus
orgueilleuses. Je mentirais si je disais que dès cet instant je ne
m'épris pas de désir pour elle. C'est là l'effet commun qu'ont
toutes les belles femmes sur les hommes. Mais lorsque je plongeai mes
yeux dans les siens, je sentis comme un malaise tomber sur mes
épaules. Une lueur étrange brillait au fond de ses pupilles, une
flamme gourmande et sournoise. Et soudain j'eus le sentiment que je
n'étais pas à ma place, que rien de tout cela n'allait encourager
ma guérison. Je me tournai vers mes parents. Ils avaient l'air
confiant, celui qu'on affiche lorsqu'on est certain d'avoir pris une
bonne décision, et tout en me prenant dans leurs bras, ils me
souhaitèrent d'être courageux jusqu'à nos retrouvailles. Ils me
laissèrent seul avec l’Hôtesse qui me présenta par la suite aux
autres pensionnaires. Tous, sans la moindre exception sinon moi,
avaient plus de soixante-dix ans. Ils étaient assis par groupes de
trois ou quatre, soit autour d'un jeu de société, soit devant la
télévision qui beuglait. Ils portèrent sur moi des regards
étonnés, ce qui me conforta dans l'idée que je n’avais pas ma
place dans ce décor, qu’elle était ailleurs. A leur étonnement
succéda comme une profonde tristesse. Certains la refoulèrent sans
mal avant de me souhaiter la bienvenue, tandis que d'autres
demeuraient dans une peine inconsolable.
Les
premières nuits, je ne dormis pas. Je me refusais à ce lit trop
dur, cette couverture trop chaude sous laquelle j'étouffais. Je
faisais les cents pas dans ma chambre, lisais un livre quand je ne
regardais pas la lune resplendir au-dessus des bois. Et puis, quand
je fus enfin las de ne voir que l'obscurité de ma chambre, je sortis
me promener dans la maison silencieuse. La nuit tout dormait,
contrairement au jour baigné d'un constant vacarme. Le sol était
d'un froid agréable aux pieds, et à peine quelques pas plus loin,
je décidai de coller mon corps entier contre cette ivresse
passagère. Je restai là à fixer le plafond, à jouir du silence et
du marbre. Le long couloir était rythmé par les portes des
chambres, où derrière chacune dormait une âme bientôt mûre pour
la moisson. Cette idée ne m'effrayait aucunement.
La
première fois que la Veilleuse me surprit, elle crut à une fugue,
et s'empressa d'allumer toutes les lumières de l'étage et de courir
à mes trousses. Elle n'eut pas la moindre difficulté à me
rattraper, puisque je ne fuyais pas. J'étais à ce moment perché
sur la fenêtre, à contempler d'un angle différent la lune
s'évanouir à travers les bois. La Veilleuse paraissait plus jeune
que l'Hôtesse, sinon mieux préservée, et d'une beauté plus
enivrante. Elle avait les lèvres rouge sang, les cheveux d'une
couleur ébène mat et profond, et les yeux d'une louve qui guette
dans la nuit. Si j'avais eu son âge, bien que je n'en fusse pas très
éloigné, je pense, non, j'aurais, sans hésiter une seule seconde,
entrepris de déceler le mystère caché dans les battements de son
cœur. J'aurais appris chacun de ses mots comme une mélodie,
j'aurais voulu poser ma peau comme sur le marbre du couloir et y
dormir toute la vie. Je lui parlais de mes insomnies, de ma solitude.
Son visage restait impassible, figé dans la pierre. Sa moue n'était
ni triste ni joyeuse, mais d'une neutralité inébranlable. Pour le
peu que j'entendis de sa voix, je la trouvais à la fois douce et
glaciale. Vers trois heures du matin, le sommeil me gagna peu à peu,
et je fus contraint de retourner dans mon lit. La Veilleuse me
conseilla d'aller dès le lendemain auprès de sa collègue demander
des cachets pour la nuit. Je m'endormis comme une pierre sur du coton
et ne rêvais pas, comme à ma triste habitude.
Le
lendemain, je m'empressai d'aller voir la jeune femme et lui fit part
de ma requête. Ce ne fut pas long. Quelques minutes après m'avoir
laissé près du buffet du petit déjeuner, elle revint avec une
petite boite de gélules rouges qu'elle posa dans mes mains en même
temps qu'un sourire dans les yeux. Puis, elle m'incita à prendre
quelque chose à manger, surtout si je ne m'étais reposé qu'à
peine quelques heures. La journée passa comme une messe de dimanche
matin : dans l'ennui le plus plombant ! Le matin, on nous faisait
faire des ateliers de parole, où il fallait discourir avec ses
voisins du temps qui se rafraîchit, des cerises qui n'ont pas mûri
à la dernière saison, et de toutes les autres choses de la vie qui
échappent à l'intérêt d'un jeune garçon. Puis, après un repas
passé à regarder une mauvaise série à la télévision,
l'après-midi replongeait dans le même rituel des jeux de société
sur fond de piano monotone.
Le
soir arriva enfin. Une fois dans ma chambre, je mis mon pyjama et,
déterminé à dormir, avalai une des gélules avant de me coucher.
L'effet fut presque immédiat, et d'une douceur inquiétante. Je
rêvais, pour la première fois depuis des années, dans un monde
proche de la réalité. L'Hôtesse entra dans ma chambre. Elle me
considéra un moment, et referma la porte. Ses pas étaient muets sur
les dalles, puis ils s'enfoncèrent dans mes draps jusqu'à ce
qu'elle fût assise sur le bord du lit. « Comment c'était ? », me
demanda-t-elle. Je répondis que tout avait été très vite, et
pourtant avec une telle légèreté. Alors elle sourit et se pencha
sur moi. Ses deux seins bombaient son chemisier entre-ouvert, et à
la vue de son visage qui s'approchait du mien, j'espérai de toute
mon âme que rien de ceci ne fût un rêve. Elle posa un baiser sur
ma joue et glissa à mon oreille. « Si tu veux un jour pouvoir
guérir, il faut que tu continues ton traitement. Prends une gélule
tous les soirs, et tu seras sauvé.» Mon cœur s'emballa dans un
trépignement sauvage. Tout dans mon corps la désirait. Et je
désirais tout du sien. Comment se refuser à tant de charmes ? Elle
se retira doucement. J'entrevis à nouveau la lueur dans ses yeux.
Une ardeur prisonnière murmurait, tapie dans ses sombres globes. La
porte claqua sur le visage de la Veilleuse qui me guettait.
Les
jours passèrent de plus en plus longs. Le désir de la nuit s'était
imprimé dans mon esprit. Je ne pensais qu'à cela, du matin au soir,
et je lançais à la jeune Hôtesse des regards pleins de folie. Elle
les recevait sans trop laisser ses émotions ressurgir et reprenait
sans tarder ses occupations. L'attente était une torture que les
gélules rendaient salutaires. Elle valait la peine d'être endurée,
tant qu'à la clé mes rêves étaient réchauffés sous les
étreintes endiablées de mes nuits d'ivresse. Chaque soir, ses
lèvres m'imploraient de ne pas oublier mon traitement du lendemain.
Après une semaine passée à observer depuis la porte, la Veilleuse
se permit d'entrer et de nous regarder, assise sur la chaise, juste
sous la fenêtre. Ses ordres dirigeaient nos ébats, ou plutôt les
ébats entre l'Hôtesse et mon corps amorphe où résidait un esprit
latent. Sa voix autoritaire avait l'inflexion de son regard de
marbre. Elle avait abandonné son air neutre, et rien qu'à l'idée
qu'elle me percevait comme une projection de ses fantasmes, j'avais
l'ardent désir qu'elle me possédât. La passion dans son visage
était brutale. Toutes les douceurs de son corps étaient soulignées
par un trait noir de fermeté et de discipline. C'était elle que je
désirais le plus dans l'effroi qu'elle m'inspirait. Elle me
demandait parfois de doubler la dose de gélules, et l'effet en était
décuplé. Les nuits torrides résonnaient comme une décennie de
plaisirs, et mon apaisement en était plus intense. Une nuit comme
celles-là, aucune de nos délices n'avait été aussi fulgurante.
L'Hôtesse me saisit comme jamais auparavant, m'entraîna dans sa
chute et ses mouvements, sans que ses yeux ne me quittassent. Elle me
dévorait à petites morsures de paupières. Plus son regard se
rassasiait de mon corps, plus l’extase se hérissait dans mon
échine. Je me sentais nu. J'étais nu. L'âme hors de la chair, hors
de l'esprit. Je résistai néanmoins face à tant d'agitation et
retrouvai ma conscience.
Lorsqu'on
eut fini, elle soupira, rit avec une certaine retenue et revint près
de mon visage. «Te voilà bientôt guéri de tous tes maux.» Elle
déposa un baiser sur mes lèvres et s'en alla avec la Veilleuse.
Cette fois-ci le réveil fut différent. Mes tempes étaient comme
écrasées sous la fatigue, mes muscles à bout de forces. Je
respirais fortement. Le ciel était rouge, les nuages noirs sous un
soleil inexistant. Tout brûlait. Les arbres étaient d'immenses
brasiers crépitants. Le jardin était jonché de ronces qui
plongeaient dans l'herbe roussie telles des cicatrices creusées au
couteau. La pente qui descendait à travers les bois semblait mener
vers un précipice infernal. Je me retournai et courus, arrachai la
porte hors de ses gonds dans un vacarme assourdissant. Le sol
craquait sous mes pas, les murs suintaient le sang et les portes
étaient autant de dents disposées sur la mâchoire d'un molosse
enragé. Elles claquaient, grondaient, se brisaient dans leurs échos.
Un bourdonnement profond rugissait depuis les entrailles du monde et
faisait branler l'horrible bâtisse dans une pulsation puissante.
J'eus envie de sauter par la fenêtre, en priant que, si j'étais
réveillé, je mourrais sur le coup, et que si je ne l'étais pas, le
choc me tirerait hors de cet enfer. Des cris lointains me parvenaient
depuis l'extérieur et le rez-de-chaussée. Des cris de porcs qu'on
égorge, pendus à un crochet en fer la tête en bas. Un vent me
poussait vers les escaliers. Malgré mes efforts pour lui résister,
je fus aspiré comme une poussière et recraché au pied des marches.
Elle était là. Devant moi, le dos tourné. Au moment de l'appeler,
je me souvins que je ne connaissais pas son nom, et ne poussai qu'un
gémissement où se mélangeaient douleur et espoir. J'étais presque
debout quand elle se retourna. Son visage était celui d'une
gargouille. Sa bouche s'allongeait en une gueule fournie de crocs
énormes, aux babines larges et retroussées. Son nez avait perdu
toute sa finesse, ses paumes creusées renforçaient son teint
cadavérique. De longues oreilles pointaient vers son front. Seuls
ses yeux n'avaient pas subi de métamorphose. Leur contour certes
était plus prononcé, mais je reconnus la lueur étrange qui m'avait
frappé la première fois. Du sang coulait le long de ses crocs et
trempait ses babines qu'elle parcourait avec sa langue. Au sol gisait
une multitude de corps. Ce n'était pas ceux des pensionnaires. Ils
s'empilaient à mesure que la créature les dévorait, et j'avais le
sentiment que j'allais très bientôt les rejoindre. Elle fit un pas
en avant, puis un autre, encore et encore, et ses mains larges et
griffues, en empoignant ses seins humains et sa tunique, déchirèrent
le tout comme un vulgaire tissu. Son corps entier de gargouille fut
enfin révélé, une écorce de muscles et de cuir, de griffes et de
flammes. Je n'eus pas le temps de la voir bondir que déjà elle
m'arrachait les bras et le visage.
L'illusion
disparut soudain. Je passai d'une réalité à une autre comme on
cligne les paupières, et me retrouvai à terre, maîtrisé par un
assistant médical. Il ne desserra pas sa prise, bien que je me fusse
arrêté de gesticuler vainement. Je sentis une piqûre dans mon
bras, et je plongeai dans un sommeil sans rêve. On me retira mes
gélules, sous prétexte qu'elles agissaient mal sur ma maladie, et
on m'enferma dans une autre chambre, plus étroite, plus fade, sans
fenêtre, et avec quelqu'un pour surveiller ma porte et endurer mes
cris. Les visions redoublaient. Elles empiraient à mesure que les
jours passaient. Personne ne me parlait plus. Je ne sortais plus. Les
repas arrivaient par une trappe dans la porte et ressortaient intacts
de l'autre côté. Le sommeil et la force me manquaient. J'avais
faim. Faim de mes petites gélules et de mes ivresses sexuelles. Faim
de cette douceur qui me saisissait même dans mes cauchemars. Une
nuit, je trouvai la porte ouverte. Croyant à une ruse, je
m'approchai avec méfiance, prêt à bondir sur quiconque se
tiendrait dehors. La douleur dans mon crâne s'était estompée.
Personne ne se fit ni entendre ni voir. Le silence pesait sur la
maison. Je sortis dans la hâte, et déboulai dans un couloir que je
ne connaissais pas. Du bruit se fit entendre, je décidai de me
cacher dans ce qui était indiqué comme un placard à balais, et qui
se révéla comme tel. Je plongeai jusqu'au mur dans cette mer de
balais, brosses, serpillières et autres seaux et produits. Les pas
s'approchèrent, et ce faisant, je remis en cause le choix de ma
cachette. La porte du placard s'ouvrit sur un homme gros et sale. Je
le distinguais à peine de là où j'étais, mais suffisamment pour
voir son tablier de personnel ménager et sa barbe irrégulière. Il
s'empara d'une serpillière et d'un seau et me plongea à nouveau
dans l'obscurité. Apparemment, ma cachette n'était pas si mauvaise.
Ou peut-être avait-il agi machinalement, sans se douter une seconde
que je pouvais être là. Je sortis peu après, à pas de loup au cas
où il traînait encore dans les parages. Je me dirigeai vers les
escaliers quand je le vis dans la chambre que j'avais fuie quelques
minutes plus tôt, serpillière à la main, laver le sol en
sifflotant.
Sans
m'attarder plus longtemps, je remontai vers les couloirs que je
connaissais et déboulai gaiement dans le salon vide. Je me rappelai
mes nuits d'insomnie à profiter du calme de la nuit. C'est si
apaisant, et oppressant à la fois. Je fermai les yeux sur mes
rêveries. Ce n'est que lorsque je les rouvris que je le vis. Lui. Le
corps. Sous un drap de soie blanche, les pieds en dehors qui
pendaient mollement sur le côté. Il gisait sur un brancard
d'hôpital, mort. Je m'approchai de ce macabre spectacle, avec une
once d'appréhension qui me tailladait la poitrine. Je soufflai le
voile dans la même hésitation qu'un courant d'air, et découvrit
que son visage, ses yeux clos, ses joues, ses lèvres, tout de ce qui
était à lui était à moi. Je redécouvris ma maigreur
squelettique, mon crâne rasé de près rongé par les marques du
laser. Alors la mort apparut dans sa cape pâle comme la lune,
flottant dans l'air comme un étendard sous la pluie. Son visage
était le même que toutes ces nuits, elle que j'avais tant désirée
! Certains diraient que sa neutralité aurait découragé les plus
braves, que si la mort devait se présenter à nous, elle devait soit
nous faucher sans concession, soit nous mener en toute confiance dans
son royaume. Je dirais plutôt que c'était là son atout le plus
fort pour m'attirer à elle et vouloir en apprendre les secrets. Je
souhaitai aller à sa rencontre comme on découvre un à un les
charmes d'une femme et leur fatalité. Elle me prit la main, avec
plus de soin qu'elle n'avait usé pour m'ôter mes supplices, et
m'emmena là où j'avais toujours attendu d'être.
Jean-François
Favre-Marinet
Où
est Pierre ?
Annie
rentrait du lycée. Dans le salon, elle aperçut son père en train
de lire le journal :
-
Salut, p’pa !
Il
ne répondit pas, et elle se dirigea vers l’escalier. Elle monta
les marches lentement et s’installa à son bureau. Gwendoline, sa
petite sœur, entra dans sa chambre :
-
Annie, elle rentre quand, maman ?
-
Je ne sais pas, Gwen.
-
J’ai peur, j’ai entendu du bruit en bas.
Alors
qu’Annie ouvrait la bouche pour répondre, son téléphone sonna :
sa mère venait de lui envoyer un message lui annonçant que le
rendez-vous chez le médecin durerait plus longtemps que prévu et
que son père et elle rentreraient tard. Sa mère conclut en lui
demandant de faire des pâtes pour son frère, sa sœur et elle.
-
Justement, c’est un texto de maman. Papa et elle…
Elle
s’interrompit : son père était… chez le médecin !
Mais alors… Qui était l’homme qu’elle avait aperçu dans le
salon quelques minutes plus tôt ?
-
Gwen, où est Pierre ? demanda Annie avec agitation.
-
Je ne sais pas.
Annie
se leva précipitamment et appela son frère :
-
Pierre ! Pierre, où es-tu ? Pierre, ce n’est pas drôle,
je ne plaisante pas !
Ouvrant
la porte de la salle de bains, elle vit que Pierre ne plaisantait pas
non plus, et qu’il ne plaisanterait plus jamais : celui
qu’elle avait pris pour son père dans le salon l’avait déposé
dans la baignoire et était en train de découper l’enfant en
petits morceaux. La bouche ensanglantée, il se tourna vers elle :
-
Je n’ai jamais goûté la peau d’une fille… Voyons voir !
cria-t-il en plantant un couteau dans sa gorge.
Laurine
Barquilla
Où
suis-je ?
La
forêt m’entoure. Les arbres gigantesques touchent les nuages, ils
sont pratiquement tous différents, et les fleurs sauvages sont de
toutes les couleurs.
Je
me balade, mais plus j’avance, plus je tourne en rond. Je ne m’en
rends pas compte tout de suite, mais cela fait des kilomètres que
j’arpente la nature. Sa beauté m’impressionne pourtant, je ne
suis pas déçue d’avoir marché des heures. La forêt
m’attire, elle me nourrit… A chaque bouffée d’air pur, mon
corps se remplit de légèreté, de bien-être. Tout est appétissant,
la vue, l’odeur, le son…
Je
continue de voyager entre les arbres, courant sur les sentiers boueux
de la forêt.
Mais où suis-je ?
Mais où suis-je ?
C’est
comme si la nature forestière voulait me garder encore sous ses
arbres, sans me laisser le choix, sans me laisser d’issue. Je me
sens tout à coup prisonnière, prisonnière de cette forêt.
Et
je repense à la ville. Elle ne me manque pas à cet instant précis,
mais la nature m’oblige à mesurer la différence avec mon milieu
habituel.
Il
n’y a personne ici, mis à part les insectes, et les oiseaux que
j’entends chanter.
Alors que je m’arrête pour reprendre mon souffle après une vaine tentative pour trouver un passage, toute la faune et la flore disparaissent. Je me retrouve bousculée, oppressée, par des centaines de personnes qui s’agitent autour de moi. Je ne comprends plus rien ! Les gratte-ciels ont remplacé les arbres, le béton les fleurs sauvages. Je peux sentir la cigarette, le café, et une foule de stress dans l’air. J’entends différentes insultes à mon égard ; je gêne le passage de tous les piétons pressés qui rejoignent le métro, leur voiture, ou leur bus. Des jeunes filles se moquent même de moi, de la boue sur mes habits tandis qu’elles s’empressent de gagner une boutique où tous les articles à la mode sont en solde. Quelle futilité…
Alors que je m’arrête pour reprendre mon souffle après une vaine tentative pour trouver un passage, toute la faune et la flore disparaissent. Je me retrouve bousculée, oppressée, par des centaines de personnes qui s’agitent autour de moi. Je ne comprends plus rien ! Les gratte-ciels ont remplacé les arbres, le béton les fleurs sauvages. Je peux sentir la cigarette, le café, et une foule de stress dans l’air. J’entends différentes insultes à mon égard ; je gêne le passage de tous les piétons pressés qui rejoignent le métro, leur voiture, ou leur bus. Des jeunes filles se moquent même de moi, de la boue sur mes habits tandis qu’elles s’empressent de gagner une boutique où tous les articles à la mode sont en solde. Quelle futilité…
Des
cris et des coups de klaxons fusent de tous les côtés. Des
personnes manquent de se faire écraser par des transports, de se
faire piétiner par leurs propres semblables. Je tourne sur moi-même
en observant le monde urbain. Ce pourrait être ma ville, mais ce
n’est pas ma ville.
Où
suis-je bon sang ?
C’est
lorsque je commence à suffoquer à cause de toute cette population,
que je me tiens la tête entre mes mains tremblantes et que je crie
de toutes mes forces. Quand je relève la tête, je suis à nouveau
au milieu de la forêt, et je peux entendre encore l’écho de mon
cri s’atténuer dans le vent qui fait chanter les feuilles
d’arbres.
Cette
fois je ne cours plus, je marche sur le sentier principal, je prends
mon temps. Le temps que je ne prenais plus dans le monde urbain.
Après quelques instants, je trouve une petite clairière où je
m’allonge pour me reposer enfin de cette singulière aventure.
Sasha
Wolanski
Ceci
n’est pas réel, c’est ce que j’ai pris l’habitude de me
dire. Chaque jour. Ceci n’est pas réel. Au début, c’était
facile de croire encore à mes mensonges, d’inventer une histoire
pour effacer les contours trop nets de la vérité. Remodeler les
choses, les événements, occulter les détails. Jusqu’à il y a
encore quelques heures, ma vie était devenue réellement un
mensonge.
Je
peux vous le dire, ce n’est pas une vie de se raconter tant
d’histoires, de faire croire à des choses qui n’existent pas
telles qu’elles sont, où plutôt de nier ce qu’elles sont. Mais
j’avais peur, peur de cette vie, peur des journées et peur de mes
nuits solitaires à m’empêcher de penser, de voir et d’entendre.
Alors
je me répétais toutes ces phrases pour me rassurer : le miroir est
tombé parce que le clou était rouillé. La porte de l’armoire
s’est ouverte à cause d’un courant d’air. L’ombre dans la
salle de bain, c’est mon peignoir pendu devant la fenêtre. Et
toutes mes affaires qui disparaissent et qui refont surface à
d’autres emplacements, c’est juste moi qui suis tête en l’air.
Etourdie, voilà ce que je suis. J’ai encore le droit de me mentir.
J’ai de l’imagination. C’est tout. Cette petite fille que je
connaissais derrière la fenêtre le jour de son anniversaire, à 300
mètres du lieu où l’impact d’automobile lui fut fatal, il y a
tant de temps. Mon subconscient me joue des tours.
La
lourdeur du poids de mon chat, sur mon ventre les nuits de tristesse,
c’est juste parce qu’il me manque depuis qu’il s’est fait
renverser. Le bruit des voix lointaines, c’est le vent qui souffle
à travers les volets. Les photos floues, un défaut de l’appareil.
Les horloges arrêtées : la vieillesse des ressors ou des piles. Les
lumières clignotantes : un faux contact. Les robinets qui s’ouvrent
tout seuls durant la nuit : un souci de plomberie. L’ordinateur qui
s’allume à trois heures du matin : un faux contact là aussi, où
une manipulation de Steve Jobs pour pousser à la consommation.
Voilà.
Et
puis cette nuit, j’en ai eu un peu marre de me mentir. Alors je
l’ai dit à l’oral, bien haut dans la pénombre : ceci n’est
pas réel. Vous n’existez pas. Je m’invente des histoires. Et si
vous existez, prouvez le moi. Alors là, le drap qui me recouvrait a
glissé rapidement à mes pieds. Alors j’ai décidé d’arrêter
de mentir.
Charly
Legé-Didier
J’ai
peur.
J’ai
dix-sept ans, et tous les vendredis soirs, je fais du baby-sitting.
L’enfant que je garde est une petite fille de quatre ans. Elle est
très jolie, brune avec de grands yeux verts et un petit nez
retroussé. Elle s’appelle Jeanne. Elle est très gentille et très
intelligente, mais parfois… Elle me fait peur.
Un
soir, alors qu’elle était censée dormir, elle est venue me voir
dans le salon, en chemise de nuit, et me dit :
-
Nathalie… Il y a quelque chose sous mon lit.
C’est
banal, me direz-vous. Tous les enfants voient un monstre ou un
croque-mitaine sous leur lit. Ce soir-là, j’allai lui montrer
qu’il n’y avait rien, j'allumai la lumière de sa chambre, je me
penchai sous son lit, et je dis :
-
Regarde, nénette, il n’y a rien !
-
Mais si, il était là. Il est devenu invisible.
-
Regarde, je passe ma main en-dessous, et…
Le
tapis était encore chaud. Comme si quelqu’un était resté allongé
là pendant des heures. Je sursautai et me retournai : la petite
avait disparu. Je me retournai encore, et me retrouvai à un
centimètre de son visage, allongée sur le lit. Je criai, et elle
rit :
-
Il a dû partir, alors. Merci Nathalie.
Je
la fixais des yeux, le cœur battant. Dans son regard, je vis quelque
chose que je n’arrivais pas à identifier. Bien que je ne me
sentisse pas tranquille, je fis pourtant mine de sourire :
-
Allez, bonne nuit, Jeanne.
Ce
soir-là, je me sentis
soulagée en repartant. Lorsque j'arrivais chez moi, je passais ma
main sous mon lit. Le sol était froid à mon plus grand soulagement.
La
semaine suivante, la petite se leva de son lit, et me demanda :
-
Je peux caresser le chien ?
-
Quel chien, Jeanne ? lui demandai-je.
-
Celui qui est assis devant la cheminée !
Je
la regardai droit dans les yeux. Comme la semaine passée, son regard
intense me faisait peur. Je me retournai vers la cheminée : il
n’y avait rien. Avec un soupir de soulagement, je pivotai la tête :
-
Il n’y a pas de…
Il
n’y avait plus de petite fille devant moi. Je la cherchais des yeux
avant de me diriger vers sa chambre : elle dormait
tranquillement dans son lit.
La
fois suivante, alors qu’elle dînait, j’allais dans sa chambre,
et je regardais sous son lit, fouillais son armoire, et regardais
même sous le tapis. Il n’y avait rien d’étrange. Je soupirais
en me redressant. Cependant, dans l’encadrement de la porte, je
sentis comme un courant d’air froid sur ma droite : une
fenêtre était entrouverte. Je la refermai et, en me retournant, je
me trouvais face à face avec l’enfant. Je sursautai :
-
Jeanne ! Mon dieu, tu m’as fait peur ! Qu’est-ce que tu
fais là, chérie ? Tu as fini de manger ?
La
petite secoua la tête.
-
Eh bien, retourne à table.
-
Il y a un œil, dans mon assiette.
-
Un œil ? Quel œil ?
J’accourus
dans la cuisine, où je ne trouvais pas l’assiette.
-
Nénette, où est ton diner ?
Comme
je n’obtins aucune réponse, je la rejoignis : couchée dans
son lit, elle était endormie.
Plus les semaines avançaient, et plus j’avais peur. Cette enfant m’effrayait. Mais j’avais tellement envie d’acheter le billet de concert pour Pentatonix, que je ne pouvais pas me permettre de ne pas y aller. Alors, j’y retournais.
Plus les semaines avançaient, et plus j’avais peur. Cette enfant m’effrayait. Mais j’avais tellement envie d’acheter le billet de concert pour Pentatonix, que je ne pouvais pas me permettre de ne pas y aller. Alors, j’y retournais.
Ce
soir-là, je
décidai de ne pas me laisser effrayer par la fillette : je ne
la quittais pas un instant des yeux. Je la suivis même aux
toilettes. Cependant, à force de m’obliger à la fixer du regard,
mes yeux s'épuisèrent et je m'endormis. En me réveillant, la
petite fille avait disparu. Je regardais l’horloge : seulement
cinq minutes s’étaient écoulées, et Jeanne était déjà dans
son lit, en train de dormir. Par curiosité, je mis ma main sous la
couverture pour voir si cela faisait longtemps qu’elle était là :
ma main ne rencontra que du vide! J’allumais la lumière : la
petite fille n’était pas là ! Pourtant, je l’avais vue
cinq minutes plus tôt !
-
Nathalie ?
-
Non, ce n’est pas normal que Jeanne ne soit pas couchée, elle
était là il y a deux secondes !
-
Nathalie ?
-
Quoi ?
Un
quadragénaire brun en blouse blanche me regardait avec attention :
-
Jeanne n’est pas là parce qu’elle ne l’a jamais été. Jeanne
n’a jamais existé.
-
Mais si, je la garde tous les vendredis soirs, docteur, je vous
assure !
-
Vendredi, hier soir,
vos voisins vous ont retrouvée chez eux en rentrant de soirée. Dans
le lit de leur enfant. Ils ont appelé la police.
-
Je ne comprends pas…
-
Vos voisins n’ont jamais eu de petite fille appelée Jeanne. Leur
petite fille s’appelait Anne. Elle est morte de froid il y a un an.
Vous la gardiez, elle était dans son lit, lorsqu’un homme a
pénétré dans la maison par la fenêtre de sa chambre. Il a attendu
sous son lit que vous vous endormiez, puis a kidnappé la petite, l’a
battue avant de l’abandonner dehors. Un promeneur de chien l’a
retrouvée avec un œil crevé, probablement picoré par un oiseau.
Vous vous souvenez, Nathalie ?
-
Alors, qui je garde tous les vendredis ?
Je
regarde par la fenêtre et, derrière les barreaux, je la vois.
Jeanne est encore là.
Laurine
Barquilla
-
Je prendrai le homard !
-
Parfait monsieur, je vous apporte cela tout de suite !
Quelques
instants plus tard, le voilà de retour, un grand crustacé dans les
bras. Celui-ci s'agite comme un condamné refusant sa sentence.
-
Est-il à votre convenance ?
-
Il est parfait !
C'était
un magnifique spécimen ! Sur sa carapace se dessinaient des
reflets bleutés, ses yeux étaient vifs et sa queue vigoureuse.
Monsieur
de Grandgousier était friand de tout ce qui s’épanouissait sur
cette terre. C'était un hédoniste licencieux. Il ne vivait que pour
son plaisir, exauçant instinctivement chaque désir qui l'habitait.
Si par ailleurs, on lui reprochait sa concupiscence, celui-ci
rétorquait qu'il faut avoir plaisir à vivre.
L'homme
cherchait à tout prix sa revanche sur la vie. Depuis sa tendre
enfance, il considérait la mort comme une paralysie qui nous
empêche à tout jamais de réaliser nos désirs. Il s'était alors
juré de compenser de son vivant cette tragédie. S'ensuivit une
longue vie de débauche et de luxure.
Tout
droit sorti du bordel, il s'était dit qu’un bon repas ferait son
affaire. Son choix s'était arrêté sur un restaurant de la rue
Montmartre, un lieu de haute gastronomie. Des boiseries ornaient tous
les murs de la pièce principale. Des canapés en velours pourpre
étaient disposés près du bar.
-
J'ai trop faim, se dit-il, je commanderai mon whisky à table.
Il
traversa la pièce pour arriver dans le coin restaurant où l'on lui
accorda une table. A quelques mètres se tenait un aquarium dans
lequel se dandinaient des décapodes. Ceux-ci se déplaçaient en
glissant sur le sol, pointant agressivement leurs pinces.
De
Grandgousier en eut l'eau à la bouche.
-
J'en veux un !
L'homme
reprit ses esprits. Où était-il ? Il ne reconnaissait pas le monde,
tout semblait gigantesque. On l'attrapa et le plongea dans l'eau
bouillante.
-
Non ! Pas ça ! Arrêtez ! criait l'homme.
Une
douleur atroce parcourut son corps entier. Ca y est, il ne pouvait
plus bouger, c'était donc la mort !
Quelques
instants plus tard, il se vit attiré vers le haut ! Une main
s'empara de son corps et le déposa sur une assiette. On aspergea
alors ses yeux de citron.
-
C'est horrible, je n'en peux plus, ramenez moi à la vie !
Aveuglé,
il ne s'aperçut pas qu'on le plongeait dans le noir. C'en était
trop, il ne pourrait pas supporter cette éternité ! Il se mit à
invoquer tous les dieux qu'on le délivrât !
Puis,
comme par miracle, la lumière réapparut. Devant lui se dressait une
silhouette affreuse le couteau en l'air. Dans un vacarme
assourdissant, la lame le transperça.
C'est
à ce moment qu'il comprit : la mort n'était pas une captivité
éternelle. Alors qu'autrefois, il était esclave de ses désirs et
de sa souffrance, il était à présent libre.
François
André
-
Hey mec! Debout mec! J’ai faim… Je sais pas comment
t’arrive à dormir avec tout le raffut que fait mon bide !
Frank… M’oblige pas à te griffer le visage ou à te lécher les
narines pour te réveiller, tu sais que j’en suis capable !
Au
début je ne comprenais pas pourquoi j’entendais cette voix, je
n’étais pourtant pas en train de rêver… Juste un état de
demi-conscience avant que la deuxième sonnerie de mon réveil ne
sonne, et qu’il soit vraiment temps pour moi de me grouiller !
J’ai ouvert les yeux, Max était posé sur mon ventre, comme chaque
matin. Il se mit à me parler.
-
Bah enfin, c’est pas trop tôt ! Pour la peine j’espère que
je vais avoir droit à du thon au petit dej’ !
Un
petit détail : Max, c’est mon chat. Je vous laisse imaginer
le hurlement viril et le sursaut gracieux que j’ai produit quand je
me suis rendu compte que j’étais en train de faire la
conversation… A mon chat !
-
QUOI ! Tu parles ?! Mais mais… Depuis quand ?
-
Quoi ? Tu peux m’entendre aujourd’hui ? Ah mince, c’est
pas bon signe…
-
Attends attends, tu es en train de me dire que tu parles TOUS LES
JOURS ?
-
Ben ouais, tous les animaux parlent ! C’est juste que vous,
stupides humains, ne voulez pas nous écouter la plupart du temps !
Ah ça oui, vous nous croyez bêtes et vous nous prenez pour des
peluches bonnes à faire joujou avec tout ce qui bouge, mais nous
môssieur l’humain, nous percevons et réfléchissons bien plus que
vous autres, les bipèdes arriérés !
-
C’est impossible ! On aurait dû découvrir votre capacité à
parler depuis longtemps…
-
Sauf que comme je viens de le dire, nous sommes bien plus malins que
vous. Et puis soyons réalistes deux secondes : un humain qui
prétend que son animal de compagnie parle est catalogué comme fou,
avant même qu’on lui laisse l’occasion de s’expliquer !
Vous brouillez nos pistes vous-mêmes, voilà pourquoi cela fait des
siècles que nous vivons à vos côtés sans que vous vous rendiez
compte que nous sommes autant, voire plus intelligents que vous !
A
bien y songer un instant, c’est moi qui devais être en train de
devenir fou. La tête me tournait et je commençais à être heureux
de n’avoir rien dans l’estomac. Mon chat me parlait et me disait
que ça avait toujours été le cas, que le règne animal avait
toujours parlé au nez et à la barbe de la race humaine… Personne
ne pourrait me croire. Jamais.
-
Je crois que je vais être malade…
-
Ca, c’est le cadet de tes soucis mon pote !
-
Quoi ? Comment ça ?
-
Tu crois peut être que je suis arrivé à ta porte un beau matin en
quémandant du poisson et des caresses juste par pur hasard ?
Nan mon pote, je suis en mission.
-
Mission ! Pour qui ?
-
Pour cette bonne vieille Mère nature enfin ! J’obéis qu’à
elle.
-
J’y comprends plus rien…
-
C’est pourtant simple : elle me donne une adresse, je
sympathise avec l’humain, je vis avec lui pendant quelque temps
jusqu’à ce qu’elle m’envoie le signal.
-
Le fait que je t’entende parler, c’est ça le signal ?
-
Oui exactement ! Le jour où tu m’entends, c’est le jour J.
-
Ah d’accord. Mais le jour J pour quoi en fait ?
-
Le jour de ta mort mec.
-
… Pardon ?
-
C’est comme ça, j’ai pas choisi… Par contre toi oui. En
m’accueillant dans ton foyer, tu as accepté sans le savoir de
mourir d’une mort naturelle et non douloureuse, car tu as démontré
un intérêt pour la vie animale. Considère ça comme une bonne
chose !
-
J’ai vingt-sept ans, c’est pas un âge pour mourir, d’une
mort naturelle ou non !
-
Hey tu pourrais t’estimer heureux, si tu ne m’avais pas accueilli
tu aurais pu mourir d’une tumeur incurable au cerveau, d’un
accident de voiture, d’une prise d’otage ou que sais-je encore.
Tout ce qui est sûr c’est que tu dois mourir aujourd’hui et ça
mon pote, c’est pas moi qui l’ai décidé.
-
Mais c’est pas possible…
-
Eh si, toutes mes condoléances les plus sincères. T’étais un bon
humain… Même si je dois bien avouer que t’étais radin sur la
nourriture.
-
Y a rien que je puisse faire vraiment ?
-
Non vraiment rien.
-
Comment ça va se passer ?
-
D’abord tu vas te lever, me donner à manger et ouvrir la fenêtre
pour que je puisse partir une fois le travail terminé. Ensuite tu
vas tranquillement t’allonger, je vais poser ma patte sur ton front
et tu vas t’endormir pour ne jamais te réveiller. C’est sans
douleur je t’assure : aucun humain n’est jamais venu se
plaindre après mon intervention !
Sur
ce, Max (ou quel que soit le nom de cette bestiole folle à lier)
produisit un rire tonitruant. J’avais perdu toute contenance,
j’étais comme vidé de toute énergie par toutes ces révélations.
Je devais faire quelque chose, je ne pouvais pas accueillir ma mort
comme cela sans rien faire !
Je
m’exécutais cependant, n’ayant pas d’autre solution.
J’évoluais comme une machine dans ma propre maison, l’esprit
paralysé par la prise de conscience que j’allais bientôt mourir.
Je donnais à manger à mon bourreau, du thon comme à sa demande, et
le regardais se lécher les babines. J’ouvris la fenêtre de ma
cuisine, qui donnait sur le jardin commun, environ deux mètres plus
bas. Il n’aurait aucun mal à s’en aller, il en avait l’habitude.
C’est par ici qu’il était entré dans ma vie deux ans plus tôt,
il était apparu comme par magie… J’aurais dû me méfier de lui.
L’aurais-je laissé entrer si j’avais su qu’il était amené à
me tuer ? Probablement pas. A quelques minutes près de
l’instant fatidique, je ne pouvais me résoudre à mourir…
-
Mec ça va ? T’es tout pâle je te jure… Faut pas te mettre
dans des états pareils ! Ce n’est que ta mort, il faut bien
que ça arrive un jour.
-
Pourquoi moi… J’ai fait quelque chose qui fallait pas ?
-
Non mon pote, ton heure est venue c’est tout. Ça pourrait être
pire : quand tu m’as adopté, tu t’es montré digne de la
grâce de notre Mère à tous ! Crois-moi dans l’au-delà tu
seras bien content d’être un V.I.P !
-
Je ne vais pas dans l’au-delà Max…
Avant
qu’il n’ait pu réagir à ma phrase, je l’attrapais fermement
par la peau du cou, et malgré ses feulements de protestation je le
jetais par la fenêtre et m’empressait de la refermer. Puis j’ai
courus me réfugier dans la seule pièce de mon appartement sans
fenêtre, à savoir les toilettes. Lumière éteinte et porte
verrouillée, je comptais bien attendre jusqu’à demain matin pour
en sortir… Il ne m’en laissa pas le temps.
J’entendis
d’abord le doux cliquetis de ses griffes sur le parquet, puis sa
voix douce et susurrante :
-
Mon pote, tu viens de faire une grave erreur.
Je
refusais de répondre. Je ralentis autant que possible mon souffle,
ce n’était pas facile car mon cœur cognait dans ma poitrine comme
s’il voulait s’échapper.
-
Mec… Je t’ai à la bonne tu sais. Je suis prêt à effacer
l’affront que tu viens de me faire. Sors d’ici que je prenne ta
vie calmement et proprement qu’on en parle plus !
Je
m’obstinais à ne pas répondre. Mes poumons me démangeaient
horriblement. Il fut bientôt impossible de retenir des quintes de
toux.
-
Tu vois ! Tu commences à partir. Écoute mon frère :
quand l’heure sonne, personne ne peut l’éviter. Sors d’ici je
t’en prie, sinon tu finiras seul …
Ma
toux redoublait, triplait de violence. Je sentis un liquide chaud et
métallique pulser hors de ma gorge, envahir ma bouche, couler le
long de mes joues pour repeindre l’obscurité d’une odeur de mort
et d’une couleur rouge.
-
C’est ta dernière chance. Frank laisse-moi entrer !
Je
me suis redressé sur mes genoux pour attraper la poignée, j’ai
tenté de tourner la clé avec mes mains poisseuses… Sans succès.
Mon acharnement ne faisait qu’accroitre ma panique. Ma vie
m’échappait. Le souffle vint à me manquer. Mon cœur eut des
ratés, puis s’arrêta net.
-
Trop tard mec…
Lena
Groult
Abandonne
tout espoir, toi qui passes ces portes
Cette
inscription surplombait le portail de fer, qui servait d’entrée à
une demeure comme on n’en fait plus : un manoir immense, qui
semblait tailler à même un arbre, qui se voûtait sous le poids des
années, qui grinçait comme pour annoncer sa chute future. N’importe
qui aurait fait demi-tour, mais moi, j’avais perdu espoir depuis
longtemps (si tant est que j’en avais déjà eu…). J’entrais
dans le jardin et montais les escaliers sans réelle conviction. Puis
je sonnai.
Le
propriétaire était à l’image de la demeure : un vieil homme
courbé, revêche, sans âge, accablé par les années qui s’étaient
écoulées. Sa seule différence avec sa demeure, c’était que lui
était recouvert de poils là où elle était recouverte de lierre et
autres plantes parasites. Bien qu’il me sembla apercevoir des
plaques vertes cachées par ses vêtements. Après que je me sois
présenté, il me fit faire le tour de la propriété.
-
J’ai vraiment cru que l’agence m’avait abandonné, vous savez.
-
Les autres ont peur de cet endroit. Ils disent qu’il est hanté.
-
Évidement qu’il l’est ! Pourquoi croyez-vous que j’aie fait graver cette inscription sur le portail ! grommela-t-il dans sa barbe. Vous n’y croyez pas vous ?
-
Aux fantômes ? Pas vraiment. Je ne crois pas en grand-chose en fait. Je pense que je ne crois en rien.
-
En rien du tout ? Pas même en votre équipe de football ?
-
Je ne regarde pas le foot.
-
Ah bon ? Je croyais que tous les jeunes le regardaient…
-
Je ne suis pas comme tous les jeunes.
Cette
conversation vide de sens aurait pu durer pendant des années, mais
le silence retomba dans la dernière pièce. De l’extérieur comme
à l’intérieur, cet endroit était immense. Démesuré. Trop grand
et trop vide pour un seul vieil homme.
-
Ma femme se repose souvent dans sa chambre. Au premier. Je vous demanderai de ne pas entrer dans notre chambre. Il en va de même pour la chambre d’enfant. Et faites attention à ne pas faire trop de bruit avec votre aspirateur.
-
Bien monsieur.
-
Pour le jardin faites juste en sorte que l’allée soit dégagée. Après, c’est comme bon vous semble. Nous mangeons à huit heures, midi et sept heures. Assurez-vous de faire des repas légers le soir. Et le matin vous rentrerez par derrière pour venir chercher la monnaie, et par devant après avoir fait les courses. Vous ne notez pas ? Les autres notaient.
-
Je n’ai pas besoin de note. J’ai une très bonne mémoire.
Il
se remit à bougonner dans sa barbe.
L’agence,
comme il l’appelait, était une boite de service à la personne.
Nous avions à charge d’aider dans les foyers, après une semaine
de formation. D’habitude, c’était une sorte de job que les
étudiants ou les gens en plein bouleversement choisissaient
ponctuellement. Moi j’en étais à ma troisième année de travail.
J’aurais pu faire d’autres formations, entamer une carrière. A
quoi bon ? On finit tous un jour sous six pieds sous terre,
alors pourquoi construire quelque chose de notre vivant ?
-
Une dernière chose : pour les repas, laissez toujours une part de plus dans la cuisine. Il y a des forces dans cette demeure, qu’il ne serait pas bon d’énerver.
Etrange,…
une manie de vieux gâteux, supposé-je.
C’est
ainsi que j’ai commencé à travailler dans ce vieux manoir comme
on en fait plus. Les premiers jours furent banals. Les premières
semaines classiques. Le premier mois ordinaire. Oh bien sûr il y
avait quelques ombres, comme Monsieur Colley l’avait dit. Un rideau
qui s’agitait dans le vent. Un chat ou deux qui fuyaient sur mon
passage. Des rats qui se glissaient entre mes pieds. Et des sons
aussi : la voix grinçante de Monsieur Colley quand il parlait à
sa femme, et le souffle rauque de cette dernière. Madame Colley
restait toute la matinée dans sa chambre. De son fauteuil, elle
fixait la fenêtre, son mari assis près d’elle. Puis vers dix
heures il se levait, fermait la porte, et sortait de la chambre une
demi-heure plus tard. Il allait alors dans le jardin et parlait aux
fleurs. Vers midi il mangeait, seul, et montait un plateau à sa
femme. Plateau qu’il redescendait à demi-manger seulement.
-
Ne le prenez pas mal. Elle mange peu c’est tout. En fin de vie, on a moins besoin d’énergie, précisait-il quand il me voyait faire la vaisselle.
Après
il s’enfermait jusqu’à quinze heures dans la chambre d’enfant
et il retournait se promener dans le jardin jusqu’au souper, avec
ou sans son épouse. Parfois elle mangeait avec lui le soir. Elle
regardait son assiette fixement, il lui donnait à manger avec des
paroles douces. Mais elle ne réagissait pas. Juste un soupir rauque
par moment.
Parfois,
au lieu d’aller au jardin, il sortait en ville. Alors je vaquais à
mon travail dans un calme complet, suivi seulement des soupirs de la
maison. Ménage. Cirage. Vitre. Tapis. Comme tous les jours.
-
Ce doit être lassant, pour un jeune homme plein de vie comme vous d’accomplir toujours les mêmes tâches.
-
C’est une grande maison. Avec un grand jardin, ça occupe mes journées.
-
Vous n’avez pas personne qui vous attend ? Il était rare de voir le vieux Colley discuter. J’étais en train de tailler la haie, et lui de boire son thé.
-
A votre âge, ce serait normal.
-
Non. Je suis seul. Mon salaire me sert à vivre et payer mon loyer. Quand je ne travaille pas, j’attends la journée suivante.
-
Oh… vous me semblez…
-
Amorphe. C’est comme ça que ma mère dit quand je vais la voir. Pour elle je suis devenu une machine. Elle ne comprend pas comment j’ai pu finir ainsi.
-
Et vous ? Vous savez pourquoi ?
-
Je suppose. Un jour, j’ai compris que même si on faisait de grandes choses, qu’on bâtissait un empire et qu’on devenait célèbre, on finirait toujours pas être oublié. Par mourir et disparaitre. Alors j’ai réalisé que tout ce que faisait l’homme était inutile. Au lieu d’entreprendre de vaines entreprises pour ne pas être oublié, j’ai préféré vivre simplement, avec juste ce dont j’ai besoin, et remplir ma tâche.
-
Vous me rappelez-moi plus jeune… avant que je ne les rencontre.
-
Qui ça ? demandais-je par politesse.
-
Elles. Il montra la demeure, ainsi que la silhouette de sa femme devant sa fenêtre.
-
Je vois…, dis-je sans comprendre. Sa femme était mourante, sa maison croulante. Bientôt ils mourraient tous et cet endroit deviendrait poussière avant qu’on ne le remplace par un supermarché avec un parking.
-
Je vais sortir cet après-midi. Vous devriez vous méfier, elle vous apprécie, mais elle s’ennuie elle aussi. Elle pourrait devenir taquine.
Je
ne fus pas curieux de ces propos. Pas même un peu dérangé. Je
laissais mon employeur partir et me mis au travail à l’intérieur,
profitant de la fraicheur qu’offraient les vieux murs. Je crois que
c’est là que tout a commencé.
Je
passais l’aspirateur à l’étage, quand brusquement ce dernier se
coupa. Il me fallut un temps avant de voir qu’il était débranché.
Je me remis au travail, convaincu d’avoir simplement arraché le
fil. Mais il recommença une fois, deux fois… Trois fois. Etonnant…
Sûrement un idiot de chat qui jouait. Voulant l’attirer plus loin,
je pris l’un des jouets à grelot et l’agitais. L’animal vint…
du jardin. En une seconde, il sortit de la cuisine et monta les
escaliers. N’importe qui aurait trouvé ça étrange, mais c’est
rapide, un chat. Je l’enfermai et repris ma tâche. J’arrivai au
milieu du couloir quand un papier glissa sous la porte de Madame
Colley. Je m’approchai.
-
Madame ? Tout va bien ?
Mais
seul le ronronnement de sa respiration me parvint.
J’ouvris
le mot : Ne réveillez pas le bébé.
Pour
la première fois depuis longtemps, je frissonnais. Je descendis
travailler en bas. Tout était vide, et pourtant il me semblait
entendre des pas. Des grattements. Cette demeure avait-elle toujours
autant grincé ? Je secouais la tête. C’était cette
discussion qui m’avait perturbé. La discussion.
Les
jours suivants, il me sembla avoir retrouvé l’esprit. La maison
respirait de nouveau normalement. Mais quelque chose commençait à
me troubler.
-
Il y a beaucoup d’animaux empaillés chez vous.
-
Tiens. J’ai crus que tu ne m’en parlerai jamais… Le père de mon épouse était taxidermiste. Comme son père avant, et son père encore avant. J’ai repris ce métier pour lui faire plaisir.
-
Et les poupées ?
-
Sa mère en fabriquait. Et sa mère avant. Et ma femme aussi. Une coutume familiale voulait qu’on fabrique une poupée à l’effigie de chaque nouveau-né dans la famille.
Je
commençais à comprendre ce qui avait troublé mes collègues :
une maison comme on en fait plus, des vieilles personnes emplies de
traditions comme on en trouve plus… à notre siècle, ça
dérangeait.
Moi
ce qui commençait à me peser, c’était ces regards. Des milliers
de petits yeux me suivaient tout au long de la journée. Des ombres
aussi. Certes il y avait toujours les chats et les rats… mais à
plusieurs reprises, je commençais à voir des choses devant les
fenêtres, des visages. J’entendais des pas, des murmures. Des
pleurs.
-
C’est qu’elle s’ouvre à toi. Elles t’apprécient, tu sais.
-
Votre épouse ?
-
Mon épouse, ma demeure… toutes les choses vivantes qui sont ici.
-
Vous maintenez encore que cette demeure est hantée ?
-
Bien sûr. Et toi aussi, tu commences à le sentir non ? Je vois le duvet de ta nuque se hérisser quand tu nettoies le salon.
Il
n’avait pas tort. Je pris l’habitude de parler avec le vieux
Colley, à me renseigner sur cet endroit, sur sa vie. Sur sa femme.
Et à mesure que les discussions avançaient, je sentais un voile
s’abattre autour de moi. Sa voix grêle vieillard m’assommait
d’histoires que la logique m’empêchait de croire. Pourtant,
tout, autour de moi, semblait confirmer ses dires.
-
Pourquoi une chambre d’enfant ? Vous ne recevez jamais personne. Ni ami, ni famille. Les lèvres de l’homme se serrèrent.
-
Ma fille a bien besoin d’un endroit où reposer.
Il
ne voulut pas en dire plus. Pour la première fois, le silence et les
secrets de quelqu’un me rendirent curieux. Ça, et aussi les
regards pesant sur moi dans la maison. Ca et aussi… une
incohérence. Parmi toute la généalogie qu’il m’avait décrite,
il manquait quelque chose. Il manquait une poupée.
Une
poupée par nouveau-né, m’avait-il dit. Mais en me basant sur les
portraits, sur les photos de famille, sur tout ce que je voyais… il
manquait un nouveau-né dans cette maison.
Ma
condition d’employée ne me permit pas de pousser plus loin ma
curiosité. Le soir du premier novembre par contre…
Monsieur
et madame Colley dînaient, tranquillement assis. Le vieux Colley se
pencha sur sa femme pour l’aider à s’essuyer, quand brusquement
elle et son fauteuil s’écroulèrent.
-
Mady ! Oh Mady mon dieu ! Tu vas bien ?! Je me précipitais pour l’aider, quand mon vieil employeur se transforma brusquement en une sorte de hyène. Ne l’approchez pas ! Laissez-là. Laissez-nous !
J’obéis,
sortant rapidement. Mon cœur frappait contre ma poitrine, mes tempes
bourdonnaient. Cette femme… sa peau était rêche, froide…
piquante. Jamais je n’avais eu de contact aussi net avec ce qui se
rapprochait de la mort. Et ces yeux… ronds comme des billes. Comme
s’ils étaient…
Mon
esprit s’était arrêté. A ce moment précis, il me sembla être
aveuglé par une lumière. Mes pas me dirigèrent d’eux-mêmes
vers la petite chambre. J’appuyais sur la poignée qui céda sans
problème. C’était sombre. La fenêtre avait été condamnée.
Sombre et glacial. Une odeur étrange me fit froncer le nez. Je
m’approchais du berceau. J’en observais le contenu. Elle était
là finalement, la poupée. Ses grands yeux lisses et parfaits me
fixaient, grand ouverts. Et ses cheveux germaient sur le sommet de
son crâne.
-
Ne la réveillez pas ! je stoppais le mouvement de mon bras. Elle dort si paisiblement, vous ne trouvez pas ?
-
Un… un vrai ange. Je ne savais que dire d’autre.
-
Venez m’aider s’il vous plait. Non, viens m’aider. Je n’arrive pas à relever ma femme, et je crains que son bras ne se soit décroché. La taxidermie, ce n’est plus ce que c’était…
-
J’arrive.
Mon
cerveau semblait vide… très vide. Très léger.
-
Tu sais… j’ai toujours voulu un fils. Un fils qui s’occuperait d’elles quand je ne serais plus là.
-
Mais qui ça elles ?
-
Ma femme. Ma fille. Ma maison. Elles se promènent toujours dans la maison. Elles l’animent.
Une
fois encore. Je hochais la tête. J’étais aveugle. Aveugle et
sourd. Juste guidé par la voix du vieil homme.
-
Tu vois petite sœur, c’est comme ça que je suis entré dans la famille. Toi tu n’as pas eus la chance de sortir du ventre de ta mère, et moi je ne suis né qu’après avoir rencontré notre père.
J’ajuste
la petite boucle brune et la laisse s’endormir après son histoire.
Puis je vais voir madame Colley.
-
Je suis désolé. Je n’avais pas le savoir-faire de votre mari pour rester avec vous ici. Mais ne vous en faites pas, cette maison garde chaque habitant pour toujours. Alors il sera là, lui aussi, avec nous.
J’ajuste
la couture, celle que l’on a refaite après sa chute. Je n’ai pas
pu garder Monsieur Colley ici, mais il m’a tout appris sur l’art
de l’embaumement et de la naturalisation. Alors je resterai ici
pour toujours, à prendre soin de sa femme et sa fille, ma nouvelle
famille désormais.
Vitalie
Bernard
Moi,
c’est Nawa, du B5. Le B5, c’est le bunker 5. Ne me demandez pas,
je ne sais pas pourquoi le cinquième et non le quatrième ou même
le premier.
Pour
que vous compreniez mon histoire, il faut que vous compreniez mon
présent.
Nous sommes en 2500 et quelques (je ne sais pas depuis combien de
temps le Christ est mort ou né. Peu importe, ce n’est pas là la
question). En 2234, une énorme météorite s’est écrasée sur
Terre, répandant un gaz toxique. Seulement les plus paranoïaques
d’entre nous, ceux qui possèdent un bunker, ont survécu. Sachant
qu’un bunker moyen peut contenir une quarantaine de personnes, et
que quinze bunkers ont été investis, disons que 600 personnes ont
survécu. Pendant plus de deux siècles, il y a eu une terrible
guerre tribale pour savoir qui allait commander. Finalement, toutes
les tribus ont rétabli la paix et, pour prouver leur bonne volonté,
elles ont décidé de se mélanger entre elles pour repeupler la
terre. Pour ce faire, elles ont imaginé un rituel : envoyer
chaque jeune gens âgé de seize ans dans une clairière pour qu’elle
se trouve sa moitié parmi les autres jeunes. Au bout d’un an, si
un jeune n’a pas trouvé une personne avec qui se reproduire, il
est exécuté. Si ce jeune trouve quelqu’un, mais qu’au bout de
deux ans, aucun enfant n’est né de cette union, le couple est
exécuté à son tour, car jugé inutile pour la survie de l’espèce.
Plus le nombre d’enfants d’un couple est élevé, plus il est
bien placé dans la société. Voilà quelles sont les lois
drastiques qui régissent notre société.
Quand
j’ai été envoyée dans cette clairière, il y avait déjà huit
filles et sept garçons. L’accueil des filles fut assez violent :
plus il y avait de concurrentes, moins elles avaient de chance de se
reproduire, et donc de survivre. J’ai tout de suite remarqué qui
voulait séduire quel garçon. Le problème était que deux d’entre
elles voulaient avoir le même, qui ne semblait pas déterminé entre
choisir celle avec le plus joli visage et celle avec le plus beau
corps. Un matin, l’une d’entre elles a été retrouvée morte. Il
n’est pas interdit de tuer une concurrente, tant que cela passe
pour un accident, même s’il est évident que l’accident a été
provoqué par une rivale. C’est comme cela que j’ai su que je
devais rester sur mes gardes.
Un
garçon s’est vite intéressé à moi. Maladroit, fermé d’esprit
et potelé, il me harcelait. Je n’avais pas envie de me reproduire
avec lui jusqu’au jour où une fille a été appelée. Son
année s’était écoulée, et elle n’avait trouvé aucun
compagnon. Alors, comme cela faisait déjà quatre mois que j’étais
partie de chez moi, j’ai pensé à me dépêcher de trouver
quelqu’un. Je me suis intéressée au nouvel arrivant. Assez
agréable à regarder, intelligent, il n’était pas sociable et
attendait la mort. Très clairement, il ne voulait pas se reproduire.
Lorsque je lui en ai demandé la raison, il a répondu :
-
Pourquoi je devrais obéir ? Pour que les dirigeants me modèlent
comme ils le veulent ? Je n’ai pas envie d’être un mouton.
Cette tradition, elle est pourrie, si tu veux mon avis. Et inutile.
Après tout, peut-être qu’aujourd’hui je n’ai pas envie de
toi, mais dans cinq ans oui. On aurait dix beaux bébés et on
repeuplerait cette bonne vieille Terre à nous deux. Mais cela
n’arrivera, puisque d’ici-là, grâce à eux, nous serons morts.
Ces
mots m’ont trotté alors dans la tête. Oui, c’est logique. C’est
même évident. Nous devons nous révolter. Tous ensembles. J’en ai
aussitôt parlé autour de moi, mais aucune fille ne m’a écouté
car elle n’accordait aucun crédit à cette rébellion. Du côté
des garçons, ça a été la même incompréhension.
-
Bah, laisse tomber, Nawa. Ils vont entrer dans les belles cases qu’on
a préparées pour eux. Puis, ils enverront leurs enfants se faire
manipuler par des inconnus, pour finir malheureux. Mais, ils auront
repeuplé la planète ! Que demander de plus ?
-
Vivre ? ai-je ajouté.
Il
a haussé les épaules.
De
mon côté, mon année s’était presque écoulée, et tout le monde
s’était désintéressé à moi. À chaque fois qu’un jeune
arrivait, je lui parlais de cette révolte. Sur les dix arrivés,
seuls deux ont compris l’idée. Un seul m’a promis de la mettre à
exécution.
Cependant,
un soir, mon ami sarcastique m’a dit :
-
Finalement, il n’y avait pas besoin d’attendre cinq ans.
-
J’ai dix-sept ans dans deux semaines. C’est trop tard. Et puis,
faire ça maintenant, ce serait continuer et encourager cette
tradition.
-
Je n’ai pas envie que tu meures, Nawa.
-
On finira tous par mourir.
-
On est trop jeune, dit-il dans un soupir.
Comme
pour le consoler, j’ai pris sa main dans la mienne. Il avait
raison, nous étions trop jeunes pour mourir, et innocents avec tout
ça ! Nous n’avions rien demandé à personne, et pourtant,
nous devions subir les erreurs de nos ancêtres. Ce sont toujours les
générations d’aujourd’hui qui doivent assumer et réparer les
erreurs des générations précédentes. Il parait que ça a toujours
été comme ça.
Aujourd’hui,
je vous raconte mon histoire dans ma robe blanche, symbole de pureté.
Aujourd’hui, j’ai dix-sept ans. Tôt ce matin, on m’a tiré de
la clairière, me forçant à abandonner mon ami. J’ai marché
pendant plusieurs heures. Avant qu’on me mette à genoux, les mains
et la tête coincée dans une planche, avant que le couperet ne me
tranche la tête, j’ai confié cette histoire à mon bourreau. Je
sais que je ne serai pas guillotinée inutilement.
Laurine
Barquilla