jeudi 31 janvier 2013

Personnage improbable



Comment construire un personnage ? « Il faut se résigner aux conventions et aux mensonges de notre art », répond Mauriac dans Le romancier et ses personnages.
Julien Gracq, dans Lettrines, répond quant à lui en détournant l’habituelle fiche signalétique :
« Lieu de naissance : non précisé. Epoque : quaternaire récent. Date de naissance : inconnue. Nationalité : frontalière. Parents : éloignés. Etat civil : célibataire. Profession : sans. Enfants à charge : néant. Moyens d’existence : hypothétiques. Domicile : n’habitent jamais chez eux. »
Cette fois, chacun reçoit de son voisin la mention d’un élément qui lui semble  impossible à traiter en personnage. Il s’agit de lui donner tort et d’identifier par la même occasion des procédés de constitution du personnage.



La circulation sanguine, personnage de théâtre par Anne Marti-Cavallé (extrait)


 Acte 1, scène 2
La mère, le fils : Aurélien et, intervenant plus tard dans la scène, la circulation sanguine.
[...]
La mère : Mais pourquoi ai-je eu un fils pareil ? Ai-je fait quelque chose pour mériter ça ?  Les enfants de mes amies sont casés et travaillent depuis longtemps. Toi tu ne fais rien, tu n’avances pas !
Le fils, enthousiaste : Au contraire ! Je multiplie les expériences ! Pour mon CV, j’ai de quoi écrire beaucoup !
La mère, désespérée : Mais que dois-je faire pour que tu gardes enfin un travail ? Te mettre à la porte et t’obliger à payer toi-même un loyer si tu ne veux pas te retrouver à la rue ?!
Le fils, changeant brusquement de ton : Ah c’était donc ça ! Ce petit jeu de culpabilisation depuis tout à l’heure, c’était donc pour m’inciter à décamper ? Ainsi, je gêne, si j’ai bien compris, tu as envie d’avoir un peu d’air !
La mère, décontenancée : Ce n’est pas ce que j’ai dit, tu interprètes toujours tout…
Le fils, d’un ton péremptoire : Arrête ! J’en ai assez entendu. Tu joues ce petit jeu depuis trop longtemps avec moi. J’ai bien compris que j’étais le ver dans la pomme, l’empêcheur de tourner en rond. Je gâche tes soirées et tes week-ends, je mets le nez dans ton intimité… C’est très clair !
(Arrive la circulation sanguine).
La circulation sanguine, assez timidement : Ahem. Puis-je intervenir dans  votre dispute ? Ca fait un moment que je vous écoute, en coulisses, et je dois dire, Aurélien, que je suis assez d’accord avec ta mère. Tu es velléitaire, tu pousses les gens à bout ! Et en plus de ça, tu es manipulateur !
Le fils, paniqué : Mais que viens-tu faire ici toi ? On t’a sonné ? Tu es ma circulation sanguine, pas un procureur ! Donc continue à faire ton boulot et laisse-moi régler mes problèmes tout seul !
La circulation sanguine : Mais je ne peux plus faire mon boulot ! Tu bouillonnes constamment ! Le sang, souvent, ne fait qu’un tour dans ton crâne de moineau et pouf ! Tu quittes ton travail, ta fiancée et tu changes brusquement de vie ! Tu crois que c’est gérable pour moi ? Tu es fébrile, stressé, déprimé ! Tu dois te calmer ou ça va mal tourner ! 
Le fils, qui s’emporte : Tu exagères ! Ca ne doit pas être bien compliqué pourtant de couler tranquillement dans les veines de quelqu’un ! Apprends à faire ton métier avant de te plaindre.
La circulation sanguine : C’est que je ne sais plus quoi faire avec toi ! Mes globules rouges sont perdus, ils ont peur de tes réactions ! Pour être honnête, je n’ai jamais vu un organisme aussi peu sain !
La mère : Ah ! Tu vois Aurélien ? Je ne suis plus seule, même cette madame Circulation Sanguine te le dit ! Tu dois te stabiliser ! Cette fois, c’est clair pour moi ! On s’est trop sacrifié ton père et moi ! Maintenant tu vas devenir adulte !  C’est moi qui te le dis !
Le fils, s’adressant à la circulation sanguine : Mais pourquoi tu fais ça ? J’étais encore sur le point de la faire fléchir ! J’allais la faire culpabiliser à mort ! Et après, à moi les bons petits plats, les bains moussants, les journées en pyjama… !
La mère, réalisant à peine ce qu’elle vient d’entendre : Quoi ?? Je comprends mieux maintenant ton petit jeu ! A chaque fois que j’avais des reproches à te faire, tu t’es toujours arrangé pour avoir raison ! Mais maintenant c’est fini ! J’ai été dupe trop longtemps de tes caprices et de ta fourberie ! Cette madame me l’a bien fait comprendre !
Le fils sort, écœuré. Un noir.


L’ongle, personnage d’un trio amoureux Par Laure Jaen (extrait)

Ils se mirent à échanger sur l’ancien temps et le bon temps, ils parlaient également du temps qu’il faisait et du temps qu’il leur faudrait pour rentrer. Ah quel temps perdu !
« Ces derniers temps je ne vais pas bien, lui confia-t-il, je suis dépressif, je ne mange plus. J’ai découvert que j’étais schizophrène. »
Petit à petit il se confiait à elle, il lui parlait de ses problèmes sociaux, de sa propension à la solitude, de cette peur de l’autre et de son jugement. Soudain Clara s’aperçut que le regard de Jean-Charles n‘était plus focalisé sur ses lentilles vertes mais qu’il était fixé sur son propre pouce. Elle le regardait intriguée, cherchant à comprendre ce qui avait attiré son attention. Il continuait à lui parler de ses journées cafardeuses et de ses sanglots nocturnes. C’est alors qu’elle commença à le plaindre à voix haute pour attirer son attention. Mais rien n’y faisait, il restait fixé sur son pouce tout en continuant la description de son calvaire. Elle tentait de l’écouter attentivement mais c’était chose vaine, elle n’arrivait plus à capter son regard et se concentra donc uniquement sur son pouce et sur ce qu’il pouvait avoir de si particulier. Elle tenta alors le tout pour le tout et agita ses mains devant son visage, mais il ne réagissait pas. Elle n’était plus là, son pouce était devenu l’interlocuteur.
L’ongle de son pouce était vivant ! Il avait de tous petits yeux ronds dessinés à l’encre de chine, une fine bouche qui s’ouvrait uniquement pour tirer la langue ou pour sourire. Et quand il avait l’audace de faire apparaitre une grimace, ce n’était que pour le voir glousser et lui redonner le sourire. Son nez était un point entre les deux. Cet ongle avait une importance capitale, il était le Jiminy Cricket de Pinocchio. « Qu’on lui coupe la main !» criait l’ongle quand il était en colère. C’était un ami fidèle. Bien plus que ce Judas qui lui servait auparavant de majeur. Bon débarras, celui-ci s’est coupé tout seul avec du fil dentaire ! Jean-Charles ne pouvait faire confiance qu’à Curriculum. C’était le nom qu’il lui donnait car son ongle se battait chaque jour pour qu’il trouve un emploi de sorte qu’il ait une vie sociale ! Mais sa vraie cure, c’était son ongle, il lui suffisait !

La sève des arbres, personnage symbolique Par Laure Wotling (extrait)

 Arrivé à destination, ce qui me frappa d'abord, fut d'apprendre que l'hôpital du bourg était en fait une maison d'aliéné.
Je fus reçu par le médecin en chef, qui était content de me voir, comme personne n'était venu rendre visite à Susanne depuis son arrivée, presque un an plus tôt.
Il m'expliqua qu'elle avait été retrouvée méconnaissable, errant à l'orée d'un bois à la fin des récoltes de l'année précédente. Elle divaguait alors à propos des arbres et ce ne fut pas sans mal qu'on lui avait fait dire qui elle était et d'où elle venait.
Comme elle semblait avoir perdu tous les repères de civilisations, et que ses frères et sœurs n'avaient pas les moyens de la prendre à charge, ils l'avaient installée ici.
Il me dit aussi que, si elle avait réappris à parler correctement et à écrire, elle restait très silencieuse et ne démordait pas de ses idées fixes à propos des arbres.
Lorsque je voulus en savoir plus à ce propos, il me ramena les cahiers qu'il lui faisait tenir afin de trouver un remède ou du moins un nom à son mal.
Ce que j'y lus me glaça le cœur à l'idée que c'était la jeune femme que j'avais connue jadis si raisonnée qui avait pu écrire ces lignes torturées. J'en retranscris ici un passage car j'ai pu récupérer depuis une partie de ces manuscrits.

« 6 avril 1903
La sève des arbres c'est la vie. C'est eux qui me l'ont dit. Cette sève brillante puis matte, visqueuse plus rigide, cette sève au goût amer, c'est la somme de toutes les âmes de l'arbre. Et l'arbre c'est toutes les vies du bout de ses branches. Alors en absorbant la sève qui s'offre à nous en sacrifice, en absorbant la sève, on absorbe la vie du monde et de tout l'Univers ! Je réalise les rêves de tous les plus grands alchimistes ! La sève en acceptant d'être bue par moi, en s'offrant à moi, me pénètre de sa lumière.
Toutes les sèves n'ont pas le même savoir.
Les sèves des fleurs par exemple connaissent le doigté de l'abeille et la caresse du papillon, elles connaissent le froissement de la nuit qui approche et l'éclatement du petit jour, elles connaissent les couleurs et les ruses des ronces pour se protéger.
Les sèves des arbustes connaissent les animaux des sous bois, elles connaissent la soie de l'araignée, elles connaissent l'entrelacement complexe des branches et le repos des oiseaux, elles connaissent la sensualité d'un fruit gonflé, et l'odeur âpre de l'humus.
Les sèves des arbres sont les plus savantes. Elles connaissent les profondeurs de la terre et possèdent le secret des étoiles. Elles ont tout le savoir des autres réunies et bien plus encore.

Parfois, docteur, la sève du chêne qui pousse sous mes fenêtres me rappelle même le souvenir d'un jeune homme que j'ai connu jadis... Il vit pour moi dans cette sève amie. Il y a comme un peu de son âme dans cet arbre. Je le sais.

Je sais bien que personne ne veut me croire. Mais tant pis, la sève me comprend et me rappelle mon doux ami. C'est bien suffisant pour vivre et tout apprendre. N'est-ce pas docteur ? »

Voilà. On m'a renvoyé ses pages ainsi qu'un avis de décès quelques années plus tard. Elle avait mangé un gros bouquet de muguet.

Le micro-ondes, personnage du Moyen-Age Par Elodie Wotling

 En ce matin de 1234, dans le petit village de douze habitants de Fiernoise, le temps est beau et, dans la ferme de Berthe, les poules picorent leur grain et les lapins dorment dans leur foin. Evain, comme chaque matin, se lève pour balayer la cour et se lamente. Evain ne veut plus vivre à la ferme, Evain veut devenir écrivain. Il s'entraine déjà et raconte des histoires aux poules et aux lapins. Mais cela ne suffit pas.
-  Je vais partir ! S'écrie Evain
-  Oui, comme toujours, lui répondent sa sœur et sa mère, avec qui vit Evain depuis la disparition de son père. Tu veux devenir écrivain ? Mais tu ne sais ni lire ni écrire !
 Mais ce matin est différent de tous les autres matins. En narrant des histoires de chevaliers courageux et vertueux aux animaux de la ferme, Evain se rend compte que ces derniers ne l'écoutent pas.
- I l est temps que je parte, se dit Evain. J'ai déjà quinze ans, je suis un grand maintenant ! La moitié de ma vie s'est écoulée, l'autre ne doit pas être gâchée. Je vais apprendre à lire et à écrire pour devenir écrivain !
Evain, avec une petite charrette remplie de vivres, quitte alors la ferme de sa mère et se dirige vers le bourg le plus proche, à la recherche d'un clerc qui pourra lui enseigner la lecture et l'écriture. Ni sa mère, ni sa sœur ne le retiennent.
 Sur le chemin du bourg, il entend un grognement. Son regard s’arrête alors sur un être étrange, installé confortablement contre un arbre.
Le grondement vient de là, pensa Evain, mais je n’ai jamais vu un tel animal.
Cet animal, comme l’appelle Evain, est de forme carrée et de couleur blanche. Evain n’a jamais vu un tel blanc, ce blanc est plus blanc que le plus blanc des nuages. Il s'approche et remarque que de la lumière sort de cet animal.
- Bonjour, dit-il, je m’appelle Evain, je veux devenir écrivain et me rendre au bourg. Qui es-tu toi ?
Il n’a nulle autre réponse que le même grondement continu.
-Tu ne sais pas parler ? Tu as peur ? Tu es perdu ?
Toutes ces questions restent sans réponse. Il essaye alors de l’approcher, de le toucher, mais il a peur. Il remarque que des symboles y sont inscrits, mais il ne peut pas les déchiffrer.
- Une fois que j'aurais appris à lire, je pourrais peut-être comprendre ces symboles, pensa Evain. Mais je ne peux pas rester ici, il va bientôt faire nuit et je dois continuer mon chemin.
Evain décide alors d’emmener cet animal étrange avec lui, dans sa charrette, n’osant pas le laisser tout seul dans la forêt. Il prend son courage à deux mains et l’attrape.
Que tu es lourd ! s’écrie Evain.
Il arrive néanmoins à le transporter jusqu’à sa charrette et peut donc continuer son chemin, en se promettant que la première histoire qu’il racontera sera celle de cet animal étrange qu’il a rencontré sur la route du bourg.