ENTREE EN MATIERE
Par Catherine Lesaffre
Je suis dans la classe de Madame la professeure de nouvelles, avec tous
les autres. Celle-ci vient de faire son apparition. Elle est toute gracieuse et
belle en danseuse de Degas. Tutu,
ballerines.
Elle récite d'une voix de litanies :
Je suis la professeure de nouvelles,
Tu es la professeure de nouvelles,
Elle est la professeure de nouvelles,
Nous sommes la professeure de nouvelles...
Cela est pris par tous comme le signal de délivrance des nouvelles du
jour, qui se mettent à pleuvoir, toutes pliées en carrés sur sa table. Il y en
a énormément.
Comme pour nous remercier, elle nous montre quelques entrechats, que
nous recopions maladroitement sur nos cahiers, balourds.
Le bruit que nous faisons en essayant de l'imiter couvre les voix d'un chœur
de femmes debout au fond de la classe sur une estrade, qui déclame à l'unisson,
de plus en plus fort pour se faire entendre:
"Ecrire en fabrique d'écritures, sous la contrainte, est
premièrement pour nous un véritable pèlerinage à l'ombre des ficaires. Un
baptême du silence des profondeurs. Une guerre pour la paix. Une lutte contre
nous-mêmes. Comme si une trappe s'était refermée sur l'expulsion magique des
mots. Notre tête va imploser à l'unisson du froissement du sous-bois à l'écorce
organique, et nous allons rester là, muets, pantelants, isolés diurnes. Mais à
force, peu à peu, quelque chose va se passer et va darder sa lumière comme les
rayons obliques des chants d'oiseaux et nous prêterons l'oreille. Nous entendrons
notre corps frapper en dedans pour réveiller tout ce qui peut l'être et faire
sortir les mots au rythme de nos sauts. Flaques, mares et mousses lumière
accompagneront cet étrange tourbillon".
Pendant que le chœur s'évertue, les entrechats font rage. Nous sommes
essoufflés et avons du mal à respirer.
Heureusement, notre professeure tape dans ses mains pour signaler
l'arrêt de la danse et battant la mesure, nous guide dans la reprise en chœur :
"flaques, mares et mousses lumière accompagneront cet étrange
tourbillon".
A cet instant, les nouvelles s'élèvent dans l'air, accrochées les unes
aux autres et disparaissent dans le ciel par la fenêtre ouverte, entraînant
dans leur vol notre professeure, ailée, qui ne les a pas lâchées.
Je quitte la classe et prend ma voiture pour partir à leur recherche. Je
conduis couchée et j'ai du mal à atteindre les pédales, d'autant que celle du
frein ne fonctionne pas. J'arrive en ville. Un attroupement s'est constitué.
Tous lèvent la tête et regardent l'immense ballon de nouvelles, craignant une
chute libre. Les partisans de la manif-pour-tous, pensant qu'ils ont à faire à
une attaque des écolos radicaux libertaires se préparent à l'assaut. Tandis que
le maire, affolé, en appelle aux compagnies républicaines de sécurité.
Les nouvelles, de là-haut, ne cessent d'enfler et de grossir, prenant
peu à peu la tournure d'un astéroïde. Au sol, la troupe de badauds du début est
devenue foule dans laquelle je me glisse dans l'espoir insensé de récupérer ma
nouvelle. Tous retiennent leur souffle, coincés entre les différentes factions
qui se préparent à se donner l'assaut, les nouvelles au dessus de la tête. A
cet instant, notre professeur apparaît, munie d'une télécommande lui permettant
de faire atterrir la boule menaçante en douceur. Elle est applaudie par la
foule qui se disperse. Elle reste seule au milieu des factions prêtes à
s'élancer. Je me précipite. J'entends le bruit d'explosion d'une grenade
offensive. Mon sang chaud coule en giclées, éclair. Je me réveille en sursaut, la
page blanche inondée de café me brûlant le bras. J'essuie précipitamment en
pestant et retourne me faire un café pour me mettre à écrire.