mercredi 28 janvier 2015

ENTREE EN MATIERE
Par Catherine Lesaffre


Je suis dans la classe de Madame la professeure de nouvelles, avec tous les autres. Celle-ci vient de faire son apparition. Elle est toute gracieuse et belle en danseuse de Degas.  Tutu, ballerines.
Elle récite d'une voix de litanies :
Je suis la professeure de nouvelles,
Tu es la professeure de nouvelles,
Elle est la professeure de nouvelles,
Nous sommes la professeure de nouvelles...

Cela est pris par tous comme le signal de délivrance des nouvelles du jour, qui se mettent à pleuvoir, toutes pliées en carrés sur sa table. Il y en a énormément.
Comme pour nous remercier, elle nous montre quelques entrechats, que nous recopions maladroitement sur nos cahiers, balourds. 
Le bruit que nous faisons en essayant de l'imiter couvre les voix d'un chœur de femmes debout au fond de la classe sur une estrade, qui déclame à l'unisson, de plus en plus fort pour se faire entendre:

"Ecrire en fabrique d'écritures, sous la contrainte, est premièrement pour nous un véritable pèlerinage à l'ombre des ficaires. Un baptême du silence des profondeurs. Une guerre pour la paix. Une lutte contre nous-mêmes. Comme si une trappe s'était refermée sur l'expulsion magique des mots. Notre tête va imploser à l'unisson du froissement du sous-bois à l'écorce organique, et nous allons rester là, muets, pantelants, isolés diurnes. Mais à force, peu à peu, quelque chose va se passer et va darder sa lumière comme les rayons obliques des chants d'oiseaux et nous prêterons l'oreille. Nous entendrons notre corps frapper en dedans pour réveiller tout ce qui peut l'être et faire sortir les mots au rythme de nos sauts. Flaques, mares et mousses lumière accompagneront cet étrange tourbillon".

Pendant que le chœur s'évertue, les entrechats font rage. Nous sommes essoufflés et avons du mal à respirer.
Heureusement, notre professeure tape dans ses mains pour signaler l'arrêt de la danse et battant la mesure, nous guide dans la reprise en chœur : "flaques, mares et mousses lumière accompagneront cet étrange tourbillon".
A cet instant, les nouvelles s'élèvent dans l'air, accrochées les unes aux autres et disparaissent dans le ciel par la fenêtre ouverte, entraînant dans leur vol notre professeure, ailée, qui ne les a pas lâchées.

Je quitte la classe et prend ma voiture pour partir à leur recherche. Je conduis couchée et j'ai du mal à atteindre les pédales, d'autant que celle du frein ne fonctionne pas. J'arrive en ville. Un attroupement s'est constitué. Tous lèvent la tête et regardent l'immense ballon de nouvelles, craignant une chute libre. Les partisans de la manif-pour-tous, pensant qu'ils ont à faire à une attaque des écolos radicaux libertaires se préparent à l'assaut. Tandis que le maire, affolé, en appelle aux compagnies républicaines de sécurité.


Les nouvelles, de là-haut, ne cessent d'enfler et de grossir, prenant peu à peu la tournure d'un astéroïde. Au sol, la troupe de badauds du début est devenue foule dans laquelle je me glisse dans l'espoir insensé de récupérer ma nouvelle. Tous retiennent leur souffle, coincés entre les différentes factions qui se préparent à se donner l'assaut, les nouvelles au dessus de la tête. A cet instant, notre professeur apparaît, munie d'une télécommande lui permettant de faire atterrir la boule menaçante en douceur. Elle est applaudie par la foule qui se disperse. Elle reste seule au milieu des factions prêtes à s'élancer. Je me précipite. J'entends le bruit d'explosion d'une grenade offensive. Mon sang chaud coule en giclées, éclair. Je me réveille en sursaut, la page blanche inondée de café me brûlant le bras. J'essuie précipitamment en pestant et retourne me faire un café pour me mettre à écrire.