vendredi 19 février 2016

"Ecrire l’impatience" : proposition d'atelier par Jean Bury & Clément Bonhomme


Jean Bury & Clément Bonhomme


Proposition d’atelier d’écriture :
« Ecrire l’impatience » 

Responsable de l’UE : Anne-Marie Petitjean


Université Cergy-Pontoise                                                    Année 2015-2016




Présentation générale :

Public: universitaire/adulte (on peut imaginer par exemple que cela se déroule dans une bibliothèque publique, un samedi, entre 14h et 16h)
Sujet: L'impatience
Objectifs:
1- S'interroger sur les façons de représenter l'impatience en littérature (moyens d'expression, ressassement, rythme de la phrase etc...).
2- Interroger à travers l’écriture sa propre impatience.

Idée de départ :
Dans un monde toujours interconnecté, où tout va de plus en plus vite, l’impatience tend à prendre, dans des contextes aussi nombreux que variés, une place de plus en plus importante. Au cœur de notre quotidien, nous expérimentons sans cesse des expériences qui mettent nos nerfs à rude épreuve. Afin de tenter de remédier à ce travers qui vient parfois nous titiller, nous proposons de mettre sur le papier une expérience particulièrement révélatrice d’un moment où notre patience a été mise en difficulté.

Composition de l’atelier :
L’atelier se déroule en 2 heures.
àPremier temps (Durée : 15 minutes): Consigne initiale et exemple d’impatience, les participants racontent rapidement une anecdote personnelle d’impatience
àDeuxième temps (Durée : 15 minutes): (Lecture des textes écrits ?), lecture du texte de Gracq, mention de procédés littéraires pouvant traduire l’impatience (moyens d'expression, ressassement, rythme de la phrase, style, figures de style, forme, etc...) et indications annexes.
àTroisième temps (Durée : 50 minutes): les participants transforment leur anecdote en une petite histoire, dans la tonalité qu’ils souhaitent, et en s’aidant d’au moins un procédé littéraire pour exprimer leur impatience
àQuatrième temps (Durée : 40 minutes): lecture des textes/retours ;

Consigne initiale: raconter une anecdote personnelle où votre patience a été mise à rude épreuve.

* Quel type d’impatience ?
Les participants peuvent choisir ce qu’ils souhaitent. Quelques pistes cependant peuvent les aiguiller.
èImpatience « à court terme » :
-une file d’attente à la poste, à la mairie, dans un parc d’attraction, etc.
-un retard de train, un embouteillage
-un plombier ou un électricien qui vous donne une fourchette pour sa visite, entre 8h et 12h…
-le client devant vous dans la queue d’un magasin qui paie tout en pièces de 10 centimes
-la responsable administrative qui vous annonce après deux heures d’attente qu’il vous manque un document essentiel et que vous pouvez éventuellement revenir le lendemain. Avant de vous rendre compte qu’on est vendredi…
èImpatience « à long terme » :
-impatience de retrouver quelqu’un après un long moment de séparation
-impatience de voir le prochain film de votre réalisateur fétiche
-impatience d’obtenir les résultats d’une épreuve

Indications annexes :
L’idée est de travailler sur un matériau personnel en faisant appel aux ressources littéraires. On favorise dans cet exercice une forme d’écriture réflexive (sans que cela prenne évidemment des allures d’essai ou de texte à thèses).
Comment rendre compte d’un exemple d’impatience ?
Avec quelles ressources littéraires ?
Quelle forme adopter ?
Quel ton ?
L’idée de cet atelier est de laisser une certaine marge de manœuvre aux participants, afin que chacun puisse s’exprimer de la manière qui lui correspondrait intimement. En ne demandant que très peu de contraintes formelles, on donne une liberté qui devrait permettre à chacun d’exprimer une vision très personnelle de l’impatience.

Question bilan : a-t-on permis aux participants d’explorer leur impatience, d’écrire dessus, et peut-être de mieux appréhender une situation prochaine d’impatience ?







« -Bien entendu, il n’y a aucune chance qu’elle arrive maintenant, se répéta encore Simon. […] Il alluma une cigarette et, se plantant devant une affiche, s’intéressa un moment ostensiblement au sourire officiel sous le bandeau rouge du contrôleur qui vantait les tarifs d’abonnement, mais de temps en temps, il laissait échapper le même clin d’œil sournois qui glisse dans un café vers une femme seule du côté de l’horloge du quai, dont l’aiguille d’un dernier petit soubresaut venait d’atteindre 12h53- ses pieds malgré lui se déplantèrent de devant l’affiche et le portèrent un peu plus vivement qu’il n’eût voulu vers le vitrage de la porte ; il fixait avec une petite contraction de la gorge la coulée miroitante des voies vers la gauche, là où leur faisceau se nouait derrière la cabine de l’aiguilleur. « Maintenant le retard va commencer, pensa-t-il, avec un mouvement de contrariété résignée […] Les retards l’agaçaient toujours souverainement ; il voyait déjà devant lui le déjeuner refroidi, la quête énervante d’un restaurant dans le sommeil du bourg évacué de treize heures. Mais il se fit un mouvement dans l’antre du guichet ; la casquette en sortit, un drapeau rouge roulé sous le bras, et ouvrit la porte du quai en faisant tinter toutes ses vitres- le panier d’osier se souleva de terre […] comme porté par la bouffée subite de l’air extérieur, et soudain, au bout du désert stupéfié, quelque chose se produisit : une petite locomotive  noire jaillit comme d’un toril derrière la cabine de l’aiguilleur, d’un mouvement à la fois vif et huilé, allègre, et d’un seul coup tout le terrain fut en vue ; trois ou quatre wagons de voyageurs et un fourgon qui freinaient très vite et déjà se figeaient dans la marquise lointaine. Une petite onde chaleureuse et animée, une espèce de plénitude close, toute grosse de possible, se dilata quelques secondes avec les jets de vapeur autour de la marquise et des boîtes couleur d’olive, un instant encore fermées- mais déjà il était clair que l’événement allait accoucher maigrement : huit ou dix voyageurs descendirent, qui semblèrent un moment se concerter au pied des wagons dans un début de confusion, comme une troupe qui endosse son paquetage et prend ses intervalles, avant de dérouler une frise assez théâtrale, mais peu nourrie, qui traversa les voies de profil sur le caillebotis. Un seul voyageur portait une valise, deux ou trois des sacs ; aiguillonnés par le déjeuner tardif, tous avaient l’allure hâtée et fuyante, la tête baissée, l’air d’excuse un peu humble des voyageurs qui ne sont pas attendus. Puis, très vite, le climax fut passé : la frise avalée par le portillon, le quai de nouveau fut vide. […] Un moment encore, Simon demeura le nez collé à la vitre ; il se faisait en lui un soulèvement d’attente têtue qui ne renonçait pas ; de loin il pressait à deux mains cette carcasse évacuée qu’on abandonnait pour en secouer encore par impossible un dernier grain mouvant. Il y eut un crissement d’essieu rhumatisant, puis, très doucement, à petit bruit, le train, arrivé à son terminus, commença à rouler à reculons. C’était fini. Il avait perdu son menu poids de destin – sa vaillance arrogante et poitrinante de l’arrivée : ce n’était plus qu’une rame anonyme, un chapelet de boîtes inhabitées qu’on chassait vers le dépôt dans le rudoiement des coups de tampon ; le train de 12h53 retournait à l’élément. Simon sortit, en tâchant de prendre un air dégagé sous le regard bovin de la casquette. Dehors, le soleil tombait d’aplomb sur la placette solitaire entre les acacias. Il n’était pas vraiment triste, seulement un peu vide, comme une maison repeinte et proprette qu’on n’est pas venu habiter ; simplement la chose n’avait pas eu lieu. »

Julien Gracq, La Presqu’île

En attente
En attendant le train toute une foule s’amasse depuis un petit quart d’heure sur les bords du quai. Il n’en faudrait pas beaucoup pour que le coup parte, que la foule explose. Les gens sont serrés, fatigués, énervés, ils ont chaud, ils ont sommeil, ils transpirent, ils se débattent avec toutes les mauvaises idées que la fatigue accumulée de la journée fait peser sur les épaules. Ils n’ont plus d’yeux que pour le panneau, despote tout puissant qui balance des chiffres qui changent sans cesse ou se mettent à clignoter ou simplement disparaissent. Ils n’ont plus d’attention pour rien d’autre, le temps de cerveau disponible tout entier obnubilé par le retard déjà pris et celui encore à prendre, par l’anticipation d’autres problèmes à venir et par le regret d’avoir choisi pour revenir ce moyen de transport-ci.
Au loin on tend toujours une oreille avec l’espoir d’entendre le long souffle de ferraille et le grincement des câbles, regardant débouler quelques longues secondes plus tard le train qui s’arrête dans un bruit assourdissant de geyser. Plus rien bientôt ne retiendra les digues de cette foule, plus aucune limite, plus aucune raison, émeute totale avec mépris souverain pour toutes les règles de bonne conduite, comme seul le train peut en provoquer, semblable à un prisonnier entreprenant avec patience de limer un à un les barreaux de sa cellule. Personne pourtant ne se plaint trop fort, à haute voix, ou peut-être si, un ou deux, mais si peu, si peu dans cette foule pourtant compacte, ou alors quand les uns ou deux se jettent à l’eau quelques-uns jusque-là trop timides se lancent à leur tour, et on râle, et on éructe, et on se dit que c’est la dernière fois, et on maudit, on se regarde avec un mutuel mécontentement qui crée des liens de quelques secondes. Ils oublient pour la plupart qu’ils ne sont pas vraiment pressés, que ce n’est que le chemin du retour, qu’il n’y aucune échéance importante.
Les voix s’accordent et c’est un crescendo, le crescendo des sensibilités irritables face aux habitudes irritantes, le crescendo des mécontents du quotidien, des retardés de l’impossible, de tous ceux qui n’ont plus le choix et qui retrouvent sur le bord de ce quai la sensation d’impuissance éprouvée au beau milieu d’un embouteillage monstre, quand semblent atteintes les dernières frontières de la patience. Mais ici ils ne la recherchent pas, ils n’ont aucune envie de la rechercher car n’y-a-t-il pas dans le simple fait de râler quelque chose d’incomparablement libérateur ? Quelque chose comme une force irrésistible se lève sur ce quai, la racine inexpugnable de la nature de l’usager qu’un hasard finira toujours par retarder, et qui mal armé recommencera comme un poisson rouge son rituel de grogne.
Comme la vague qui annonce la tempête s’enfle sans discontinuer, la cacophonie monte, encore et encore, se gonfle ! Et remonte, continue de monter, monte en puissance, en pression, et les gens grognent ! Et crient ! Et s’oublient complètement, oublient l’heure, la fatigue, le quai, tous les autres, dans un chacun pour soi absolu chacun est à deux doigts de brailler au moment où le sifflement du train se fait plus clairement entendre, comme on sifflerait un homme politique impopulaire faisant son entrée dans l’arène.
Jean Bury


Synthèse des retours :
-       La contrainte : Il est important de structurer les consignes afin de stimuler la créativité (une consigne précise ne bloque pas, puisqu’il est tout aussi créatif de la détourner que de la respecter, et chacun est libre de l’interpréter d’une manière toute personnelle) et ne pas hésiter à y intégrer des contraintes bien définies. Par exemple, ne pas utiliser les mots « temps, retard, … », donner une contrainte formelle plus précise. Peut-être ajouter davantage d’étapes d’écriture.
-       Elargir le traitement de l’impatience au rapport lecteur-auteur. Cela ajoute la contrainte du traitement littéraire de l’impatience, dans la construction du texte lui-même, et non plus seulement dans la thématique. Ou plus précisément, axer la contrainte sur cet aspect, en donnant par exemple la fin d’une histoire, et demander d’en écrire les interminables prolégomènes, afin de susciter l’impatience du lecteur.

-       Penser éventuellement la question de l’impatience sur le niveau collectif –comme expérience collective- ainsi que cela se passe dans le texte « En attente » donné en exemple. Cela permettrait d’élargir encore la perspective.